Le foie gras, un "terroir" venu d'ailleurs

  • L'enseigne d'une boutique de foie gras près du marché de Noël à Strasbourg, dans l'est de la France, le 3 décembre 2014
    L'enseigne d'une boutique de foie gras près du marché de Noël à Strasbourg, dans l'est de la France, le 3 décembre 2014 AFP - Frederick Florin
  • Un gavage d'oie à Soultz les Bains, dans l'est de la France, le 18 novembre 2014
    Un gavage d'oie à Soultz les Bains, dans l'est de la France, le 18 novembre 2014 AFP - Frederick Florin
  • Une loi de janvier 2006 déclare le foie gras "patrimoine gastronomique et culturel français"
    Une loi de janvier 2006 déclare le foie gras "patrimoine gastronomique et culturel français" AFP - Olivier Laban-Mattei
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Centre Presse Aveyron

Le foie gras, produit d'une tradition gastronomique "authentique" ancrée depuis toujours dans son "terroir" régional? Plutôt le fruit d'échanges internationaux et de métissages multiples, devenu sur le tard icône du patrimoine culinaire.

Le foie gras, résume Philippe Meyzies, spécialiste de l'Histoire de l'alimentation à l'Université de Bordeaux-Montaigne, "illustre bien que les produits +de terroir+ sont en fait le fruit de savoir-faire et produits venus d'ailleurs. Ni immobiles, ni figés, mais enrichis. Pour l'Histoire, +authentique+ ne veut rien dire".

Sans le maïs ou le canard de Barbarie, venus tous deux d'Amérique, il n'y aurait pas de foie gras tel qu'on le fait aujourd'hui et dont les tables françaises engloutissent plus de 8.100 tonnes par an (pour 20.000 t produites dans l'Hexagone). A 97% du canard.

Les producteurs rappellent volontiers que le gavage - surnourrir un animal sur une courte période pour l'engraisser - s'est toujours fait ou presque, comme l'attestent des bas-reliefs de Saqqarah (Egypte) de 4.500 ans, montrant des oies gavées à la main.

- Le gras, c'est la vie -

Mais à l'époque, le gavage n'était pas spécifiquement destiné à produire du foie gras. C'est avant tout pour la chair de l'animal et ses réserves de gras que l'homme engraissa ce qui pouvait l'être. Et les volatiles, qui se suralimentent naturellement en vue des migrations, faisaient des cibles de choix.

Depuis la Préhistoire, l'humanité "a eu un attrait naturel, une fascination pour le doux et le gras, synonymes d'énergie, de sécurité alimentaire, de survie", explique Frédéric Duhart, anthropologue de l'alimentation à l'Université de Mondragon (Espagne).

Il faut attendre la Rome antique et ses élites pour que le foie gras devienne prisé pour lui-même, célébré jusque dans les écrits de Pline et Juvenal.

Ensuite, le foie gras se marginalise. On en trouve "peu de traces au Moyen Age, où sur les tables aisées, c'est plutôt le gibier, l'animal reconstitué, l'aspect visuel, qui sont valorisés", observe M. Meyzies.

L'engraissement, lui, perdure. Dans son traité "Théâtre d'agriculture" en 1600, Olivier de Serres mentionne une méthode d’engraissement d'oies typique au Sud-Ouest.

Ailleurs en Europe s'ancre aussi une tradition "orientale", un savoir-faire diffusé en Italie et Europe centrale, jusqu'en Alsace, par les communautés juives. Pour elles, la graisse d'oie remplace avantageusement le saindoux (tiré du porc), proscrit pour raisons religieuses.

A partir du XVIIIe siècle se développe vraiment le gavage, facilité par des techniques comme l'embuc (entonnoir pour le bec), puis l'appertisation (stérilisation sous chaleur) inventée en 1795, qui va permettre au foie de voyager. Au début du XIXe, le foie gras - encore sous forme de pâté - est célébré dans les livres des premiers "écrivains-gastronomes", tel Brillat-Savarin.

Le "big bang" survient au tournant du XXe siècle: les conserves de foie gras au naturel de palmipèdes gavés au maïs, désormais généralisées dans le Sud- Ouest, deviennent accessibles au monde entier. Et le canard monte en puissance.

Car le "mulard", croisement du canard de Barbarie et de la cane commune, réunit toutes les qualités: apte au gavage, rustique, facile et moins coûteux d'élevage, il supplante progressivement l'oie.

- Bientôt désuet ? -

"C'est avec la maîtrise de l'insémination artificielle de la cane commune, dans les années 1970, qu'on change de dimension", note Gérard Guy, ingénieur retraité de l'INRA, ex-directeur de l'Unité expérimentale des Palmipèdes à foie gras de Benquet (Landes).

Les grandes conserveries se développent, le foie gras se "démocratise". Et fin XXe siècle, "il vient surfer sur une demande de terroir, d'identité, d'+authentique+", relève M. Meyzies. Le corollaire, "c'est un processus de +patrimonialisation+, mû par le besoin de se différencier commercialement. C'est: +le nôtre est meilleur car plus ancien+". L'Etat embraye: une loi de janvier 2006 déclare le foie gras "patrimoine gastronomique et culturel français".

Entré au Panthéon gastronomique, mais dénoncé par les militants antigavage de la cause animale... rien ne dit que le foie gras sera encore consommé dans quelques décennies.

Du point de vue anthropologique, "un +bon produit+ ne l'est pas tant par ses qualités intrinsèques que par la lecture qu'en fait une société; elle peut décider que c'est, ou n'est plus, +bon+", explique Frédéric Duhart. "Il est impossible de savoir à moyen terme si le foie restera un mets de choix ou deviendra un produit désuet, voire prohibé, souvenir d'une époque où une société aimait manger des animaux bien gras".

Source : AFP

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