Enquête : les Aveyronnais s’accrochent au zinc parisien

  • Patrons de deux bistrots, Benjamin et Canelle Plume ont tout juste la trentaine.
    Patrons de deux bistrots, Benjamin et Canelle Plume ont tout juste la trentaine. Lola Cros
  • Hervé Vayssette fait partie des derniers arrivés à la capitale. Depuis 2008, il est patron dans le 7e arrondissement.
    Hervé Vayssette fait partie des derniers arrivés à la capitale. Depuis 2008, il est patron dans le 7e arrondissement. Lola Cros
Publié le , mis à jour
à paris, textes et photos : Lola Cros

A l’aube du XXIe siècle, on pensait les Aveyronnais de Paris en voie de disparition. Tabacs cédés en masse aux Asiatiques, départ en retraite de toute une génération et absence de relève... C’était sans compter l’arrivée de trentenaires ambitieux dans la «limonade parisienne ». Un monde dans lequel « bougnats mutants » et petits indépendants continuent de tenir le haut du pavé. Non sans tension.

Du poste radio s’échappent les premières notes des Magnolias de Claude François, étouffées par le brouhaha. Du bar, les habitués voient défiler les fumeurs au coin tabac. Un après-midi classique dans le bistrot de la place Monge, dans le Ve arrondissement de Paris. De la déco jusqu’au menu-où triomphent les tripous et viandes d’Aubrac-, tout rappelle l’ancien patron aveyronnais, parti l’été dernier.

«Rien n’a bougé» 

Rachetée par un couple d’origine chinoise, «rien n’a bougé» dans l’affaire à en croire le garçon de café, fidèle au lieu malgré le changement de propriétaire. Un petit bistrot du coin, dans son jus, comme Paris en compte des milliers. Marchant depuis une vingtaine d’années sur les plate-bandes aveyronnaises, la communauté asiatique de Paris peine encore à se faire accepter.

«Ils sont comme Pacman (un personnage de jeu vidéo, NDLR). Ils grappillent et ingurgitent tout ce qui se trouve sur leur chemin, lâche Hervé Vayssette, bistrotier dans le VIIe arrondissement. En 2008, quand j’ai passé le stage obligatoire pour l’obtention de la licence tabac, 18 personnes sur 21 étaient asiatiques. C’est râlant car je sais que parmi eux, trois ou quatre ont racheté des Aveyronnais.»

«T’as pas honte de vendre à un Chinois ?»

Dans les années 90 - période qui signe la saturation du marché de la restauration chinoise dans la capitale-, les Asiatiques sont arrivées au moment où les Aveyronnais cherchaient à se débarrasser des petits tabacs, notamment en banlieue, pour investir dans des quartiers plus huppés. Ne trouvant pas de repreneur dans le cercle aveyronnais, ils ont cédé au plus offrant. «Au début, on disait: “t’as pas honte de vendre à un Chinois ?” puis d’autres ont vendu à Mc Donald’s ou Quick… Au final, l’argent n’a pas d’odeur», commente Jean-Pierre Lebrave, l’un des derniers buralistes aveyronnais du XIe arrondissement.

«Il n’y a pas de stratégie brillante derrière ces rachats, pas plus que pour les premiers Aveyronnais arrivés à la capitale au siècle dernier. Ils cherchent seulement de bonnes affaires à faire fructifier. Et par mimétisme, beaucoup suivent», explique Richard Beraha, auteur de La Chine à Paris, enquête au cœur d’un monde méconnu. D’autant que le segment du tabac reste très encadré par la loi. La nationalité française est notamment une condition sine qua non.

Le rachat de tabacs concerne donc des migrants de deuxième génération, largement intégrés à la société parisienne. Particulièrement contraignants par ailleurs, les tabacs ne peuvent être mis en gérance et imposent donc la présence permanente du patron. Un «boulot de malade» qui a eu raison de nombre d’enfants de buralistes. Des héritiers qui ont alors préféré se recentrer sur la restauration.

Encore 6 000 affaires parisiennes entre leurs mains

On parle de 30% d’établissements sortis du cercle aveyronnais ces dernières années. «Impossible à affirmer», répond du tac au tac Jean-Michel Déhais, rédacteur en chef de L’Auvergnat de Paris. Il estime que «6 000 affaires parisiennes, sur 12 000, leur appartiennent». S’ils ont perdu du terrain sur les tabacs, «jamais les Aveyronnais ne laisseront filer les plus belles affaires et les plus beaux emplacements, assure Michel Bessiere, patron du Wepler, place de Clichy. Vous connaissez les trois ingrédients de la réussite d’un café? L’emplacement, l’emplacement et l’emplacement.»

Patrons de deux bistrots, Benjamin et Canelle Plume ont tout juste la trentaine.
Patrons de deux bistrots, Benjamin et Canelle Plume ont tout juste la trentaine. Lola Cros

Le «téléphone aveyronnais» reste imparable

Intermédiaires entre propriétaires et gérants, les distributeurs de boissons aveyronnais que sont Tafanel pour la limonade et Richard pour le café continuent d’épauler les jeunes pousses venues du pays. Soutiens financier et logistique, que l’on croyait un temps disparus, perdurent. En contrepartie, les bistrotiers s’engagent à se fournir chez eux. Et si les jeunes ont aujourd’hui tendance à se tourner vers les banques (le Crédit Agricole dispose de deux agences parisiennes de la Caseg, sa filiale aveyronnaise; la Caisse d’Épargne envoie trois conseillers dédiés aux Aveyronnais toutes les semaines), le «téléphone aveyronnais» reste imparable.

«Être Aveyronnais dans ce milieu compte autant qu’un CV, témoigne Canelle Plume, propriétaire de deux affaires et gérante du Petit Suisse avec son époux. On aura toujours plus de chance qu’un Alsacien pour réussir: on sait, dès les premières démarches, que nous ne sommes pas seuls.» Figures d’une nouvelle génération «qui monte à la capitale», les trentenaires comme Canelle Plume et Benjamin Calderon. «Nous appartenons à la génération dont aucun parent n’était bistrotier, précise le jeune homme. Nous sommes ambitieux et affairistes mais différemment de nos aînés: nous avons un autre confort de vie et de travail.»

«L’engouement avait sauté une génération»

Comme eux, ils seraient une quinzaine de jeunes couples partis d’Aveyron récemment, à ajouter à bon nombre d’amis associés. «80% des enfants de ma génération n’avaient pas repris les affaires familiales. Ils voulaient devenir tout sauf cafetier», rappelle le jeune patron du Cristal au pied de l’Arc de Triomphe, âgé de 38 ans, héritier du bistrot de ses parents en 2007.

D’après leurs aînés, une seule raison explique ce regain d’intérêt pour le métier: la crise économique. «Ils se rendent compte que c’est un vrai métier dans lequel on gagne bien sa vie si l’on s’en donne les moyens, analyse une bistrotière du XIVe. L’engouement a sauté une génération, mais renaît avec les plus jeunes.»

Ces «bébés bougnats» perpétuent la saga des Aveyronnais de Paris. Dans un environnement sensiblement différent, car les Asiatiques dans les tabacs ne plus les seuls nouveaux venus. En salle, aucun bistrotier n’a aujourd’hui de compatriote parmi ses garçons de café. «Dans mon équipe, j’ai deux Normands, un Marseillais, un Sri Lankais, un Malien, un Népalais mais des Aveyronnais… J’ai tout sauf ça!», rigole l’héritier du Cristal. Jamais il n’avait réalisé. 

Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?