Encas d'Aveyron : faisselle à l’alliaire à déguster sur la place du village

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    Faisselle à l’alliaire, encas "de quartier", partagé comme le plus grand des banquets. Antonin Pons Braley
Publié le
Alix Pons Bellegarde

Une faisselle généreuse, de chez Sandrine Bou et Romain Maurel, partagée sur la place du village. Comme un goût d’enfance…

Dès l’aube, peu après les premiers oiseaux, le claquement métallique des gonds de la grande porte en manque d’huile ; quasi simultanément, le "bang" des volets un à un repoussés sur la pierre ; le vieux moellon moussu traîné à terre, promu en cale de fortune contre les vents qui s’engouffrent depuis le porche du jardin ; le léger rebond, mat, doux, rond, du bois de l’échelle adossée au linteau. Puis silence – une minute, peut-être deux. Le temps qu’il faut à Antonin pour se hisser en façade au premier étage de la grange en travaux ; profiter d’une gorgée de café au soleil tout juste levé, dans l’embrasure de la baie vitrée encore à poser ; "lancer la machine", comme il dit.

Alors musique, infos, la radio crache ; la bétonnière s’en mêle, le marteau-piqueur, le maillet sur les clous du plancher, le raclement sans fin de la truelle, les madriers lentement déplacés dans la poussière de mortier, les gravas par-dessus bord, le balai mille fois passé, la valse des brouettes, les nuages de fumée.

Plus d’un mois à présent que les matins s’accompagnent du même rituel, à moins d’une centaine de jours de l’ouverture de "La Table".

Et la place du village, à Bezonnes, de s’accommoder du raffut, bienveillante, curieuse, aux aguets. Bientôt, très bientôt. Fabuleux voyage.

Goûter, regoûter, découvrir, s’émerveiller

Les après-midi, je grimpe. Guetter auprès de lui, dans le brouillard les traversées de lumière, ciselant menus et répertoires, dernières sélections et recettes, accords et dressages. L’aventure est totale, sur tous les fronts. Entre bocaux, réserves et cueillette, les visites aux producteurs rythment nos échappées du chantier. Chez eux, goûter, regoûter. Encore. Découvrir, s’émerveiller.

Tout ça pour ça, in fine – s’émerveiller. Ici, comme au long cours de nos campagnes à l’étranger, s’émerveiller.

Hier encore, nous filions en douce, travaux battants, par les chemins de traverse, jusqu’à s’inviter en voisins aux Fables de la Terre, à la lisière de Concourès à peine deux kilomètres plus loin, sur l’autre rive de l’étang, où la dixième génération laboure, sème, récolte, élève, trait, transforme, sur le même site, depuis 1650.

"Patience et humilité" dit Romain Maurel, sous le contrôle des strates successives composant le hameau familial – granit, grès rouge, calcaire. Saule des vanniers, pluricentenaire, jadis tressé en paniers ; tumulus dissimulés dans le paysage ; croix des chemins, cairns, bornes milliaires. Le temps du Causse, millénaire. Et la famille tout entière au chevet de la terre : "Ici, l’humain ne peut pas vivre du territoire, mais seulement avec lui. Lequel ne donne toujours qu’à hauteur du respect qu’on lui témoigne. Là où le productivisme y verrait une faiblesse, le bon sens paysan y voit une force."

Comme un manifeste de haut vol.

La brebis, elle, "se nourrit de ce qui l’entoure". Total, une gamme laitière exceptionnelle : yaourts fermiers, brassés, fromages blancs, lait, fromages. Une palette "simple et vraie" finement "commissariée" par Sandrine Bou, compagne de Romain, lieutenante indispensable à l’épopée. "Le cycle de production est synchronisé avec les saisons", alors qu’au cœur du dispositif la famille se dédie depuis plus d’un demi-siècle à la culture en vase clos du saint-foin, ancienne variété endémique de fourrage des prairies, garante de la "rusticité" des produits.

Une faisselle, souvenir des étés chez la grand-mère

Parmi eux, figure de proue, une faisselle remarquable. Généreuse, éloquente, parfaitement équilibrée, ce qu’il faut de mâche et de fondant, de douceur, de mordant. La texture d’une grande. La politesse de l’élégance.

Dès la première bouchée, retour rue de la Fontaine aux Dames, Vénizy, Bourgogne. Une vie en arrière. Village d’enfance, aux étés chez la grand-mère.

La ferme de Gaston, les lapins têtes en bas, pendus prêts à déshabiller ; la confiture de mûres de la veille, gagnée sur les ronces, les doigts violets, les genoux aux graviers ; mamie sonnant la cloche pour l’heure du goûter – régalade que personne depuis n’a su égaler –, sa jupe marine, aux fleurs de couleur, ses silences habités de tout ce que nous n’avons su qu’après – la guerre, l’heure des choix, sa résistance. Les Hommes se succèdent, le monde semble-t-il n’a de cesse de creuser en tombe ses propres trous de mémoire.

Agir local. "Vivre avec", dit Romain Maurel. Et si c’était là que tout commençait. Il n’y a pas de petite échelle. Se souvenir des choses simples, et venir, pas à pas, à bout des grands chemins. Comme de ce recoin de sentier qui nous reconduit de la ferme à la maison, d’entre les boulots, les aulnes, les noisetiers. Encore, "émerveillés". De la rencontre, du pays, du printemps retrouvé. Sa chasse aux trésors : primevères, pâquerettes, violettes, pissenlits, pousses de ronces, lamiers pourpres, ail des champs et orties.

Herbe à l’ail

Dans l’ombre, tapie, envahissante depuis fin février, l’alliaire officinale, "herbe à ail" souvent dépréciée car conquérante – en Amérique du Nord où elle fut importée autour de 1800 comme espèce comestible, elle ira jusqu’à mettre en péril certains congénères historiques. Sa forme de rosette, vert-fougère, en haricot, ses bords extérieurs ondulés, irréguliers, l’alliaire offre sa feuille au goût caractéristique, ses pétales plus amers, et ses tiges tendres et sucrées. Pour ne pas se tromper : froisser une feuille entre les doigts et sentir "l’ail" s’en dégager. Officinale car antiseptique – adjuvante des cicatrisations et désinfection des plaies, agent-régulateur des bactéries et mycoses en proie à nos organismes. Sous la dent, un parfum salin, iodé, presque fumé, muscade, girofle, tanin, ail frais évidemment. Long, très long en bouche.

À quelques mètres de la maison, je prélève. Une poignée fraîche aussitôt mariée à l’arrivée, ciselée au couteau, parsemée à même la faisselle ; une pincée de sel gris, un filet d’huile d’olive.

Antonin est déjà remonté à la grange, le soleil à présent bat son plein. Le soubassement de la charpente doit être achevé pour demain. La bétonnière est déjà relancée, d’entre les lattes du plancher dégringole la poussière de mortier. Mais pause improvisée, à califourchon sur le linteau, obligée par midi tout juste sonné : faisselle à l’alliaire, encas "de quartier", partagé comme le plus grand des banquets. Une tranche de pain, Sainte-Fauste toujours, toastée en aller-retour, un "tassou" de vin : Domaine du Mortier, Les Sables, saint-nicolas de bourgueil. Œnologie deuxième degré – clin d’œil de la grand-mère en soutien.

Avril tapisse le palais. En attendant juin, si proche si loin, de pouvoir partager.

Cheffe et chercheuse

Aux racines indiennes et catalanes, Aveyronnaise d’adoption, Alix Pons Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, elle parcourt le monde pour archiver les cultures culinaires des régions insulaires et nordiques. Le couple fonde en 2021 sa marque "Famille Pons Bellegarde" et sa Revue dédiée à l’univers du sel. Depuis Bezonnes, près de Rodez, il lance également ce printemps-ci un Journal consacré chaque mois à un alimentarium aveyronnais, ainsi que sa Table et son Épicerie de saison. Le duo livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de la cuisine d’Alix. Bientôt : ponsbellegarde.com

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