Gourmandise aveyronnaise : l'aubergine de sept heures

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  • À mélanger, à dos de fourchette, à une louche de miel de pays et une pincée de fleur de sel, pour l’avaler en tartine, sur un pain grillé.
    À mélanger, à dos de fourchette, à une louche de miel de pays et une pincée de fleur de sel, pour l’avaler en tartine, sur un pain grillé. Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde et Antonin Pons Braley

Globe-trotteuse, salvatrice, tentatrice, succulente… L’aubergine ramenée du marché ruthénois de la place du Bourg sera sublimée par Alix, la transformant en une mousse de légume, tendre, onctueuse, au parfum sucré à tartiner sur une belle tranche de pain grillé et à partager en bonne compagnie…

N’est-ce pas dans la nuit la plus noire que l’on sait au mieux observer la lueur des étoiles ? Ici, parmi les branches des sumacs, des frênes et des pruniers, balançant à l’été le ciel du jardin, perchés sur le rocher de Bezonnes, quelque part à fleur de falaise, à couvert des lampadaires de la place du village, où la noirceur suspend chaque soir, prisonnières des murs de la ferme, parmi nos plus anciennes peurs à nos envies les plus braves.

Mais à quelques jours à peine de l’ouverture prochaine du restaurant, nos nuits, justement, se font courtes. Évidemment. Il aura fallu mettre à nu la calade, enfouie sous le limon des années, poncer, façonner et peindre portes et fenêtres, terrasses et escaliers, descendre et remonter murs et murets, couper, désherber, planter, décaper le métal, graver le bois, percer la pierre ; dès l’aube bien souvent, surtout tard le soir, à orée de sorgue, à la fraîche, lorsque lentement les températures retouchent terre, et que nos corps épuisés par la chaleur, acceptent à nouveau face à l’ampleur de s’y atteler. Ravis par le répit des étoiles.

Faut-il dès lors que les cuisines, bien qu’encore à moitié encartonnées, épousent le même rythme. Méchouis, conserves à stériliser, infusions, pâtes à lever, légumineuses à tremper ; pour qu’à la lune les fourneaux eux aussi prêtent serment. Accompagnant, somnambules, clandestins, jusqu’au-delà du crépuscule, la musique du chantier, les crevasses sous nos mains.

Une nuit au chaud avant  un voyage en Méditerranée

Aussi, lorsque la ferme du châtaignier, en cœur de marché, le samedi place du Bourg à Rodez, offrait le week-end passé ses aubergines rondes de Saint-Just-sur-Viaur, n’y avait-il aucune alternative que d’imaginer les confier de concert au coucher du soleil, en recoin de four, pour ne les réveiller, nous suivant de près, qu’au petit jour. Nous, la peau rougie, les bras de sciure, les yeux piqués ; elles, la robe carbonisée, tannées, les pieds de tiges en écailles de reptile.
Comme seul secret, en guise de recette : une nuit à soixante degrés, suivie d’une heure à deux cent cinquante. Jusqu’à ce que l’aurore ne laisse leur chair d’elle-même se détacher sous le cuir de l’écorce endurcie par l’insomnie. Pour qu’à la cuillère, comme l’on racle, gamin, un fond de casserole une après-midi d’été, une mousse de légume, tendre, onctueuse, libère une pointe de gras, un parfum sucré, un nez de voyages – en Méditerranée peut-être, côté Perse, Jordanie, pour ce légume-fruit de l’Ancien-Monde, originaire d’Asie et du Moyen-Orient, compris comme tel par opposition aux trouvailles du Nouveau, tomates, pommes de terre, poivrons et autres piments, peuplant d’ordinaire la géographie de nos assiettes. Aubergine millénaire – mentionnée en Chine dès le Ier siècle avant notre ère ; peu après au Japon ; érigée neuf cents ans plus tard en vedette du Livre de l’agriculture nabatéenne par l’écrivain-agronome Ibn Wahshiyya ; adoptée par les Arabes, jusqu’en Ibérie ; révélée en Italie, puis consacrée par la Renaissance ; enfin adulée à l’époque moderne, et depuis incontournable de la palette occidentale.

« Cèpe du pauvre »

Aubergine globe-trotteuse – aujourd’hui parmi les dix légumes les plus consommés par la majorité des humains sur Terre. Aubergine fascinante – « Fruit tout de rondeur et de brillance, doux au palais, que l’abondance de l’eau des jardins rend dodu, prisonnier de son calice épineux comme un agneau dans les serres du vautour » écrit Ibn Sara of Santalem en 1123.
Aubergine salvatrice – cardioprotectrice, anticancéreuse, antidiabètique, cicatrisante, recommandée de toutes parts, par la médecine et les croyances populaires.
Aubergine tentatrice, objet de désir au fil des cultures et des âges, aux vertus aphrodisiaques et à la forme souvent comprise comme équivoque.

Aubergine succulente, en ce dernier petit-déjeuner de juillet, ainsi cueillie au pied de son bûcher, pour la mélanger, à dos de fourchette, à une louche de miel de pays et une pincée de fleur de sel, pour l’avaler en tartine, sur un pain grillé presque oublié, à la marge d’un café-courage, juste avant de rempiler pour une nouvelle journée d’ouvrage. Confession : dans le café, le thé, on pourrait même l’y tremper.

Dite « cèpe du pauvre », elle vient avec ce goût de champignon caractéristique – le paléontologue Georges Curvier, conquis, dira l’oronge –, une amertume contenue, infusée dans une huile dense, fleurie, souple et longue en bouche. Un quelque chose de torréfié, une mâche ample. Ce qu’il faut de saveurs pour enhardir un matin. Si bien que jusqu’au soir, on la garde en mémoire, comme une amulette, un talisman. Le souvenir de sa chair chevillé au palais. Et avec lui le secret de notre nuit partagée.

Bibliographie. Les Noms français de l’aubergine, Raymond Arveiller (1969)Petites et grandes histoires de l’aubergine, Marie-Christine Daunay (2015)

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