Aveyron : Bouillon d’os à Bezonnes, et chabrot à la prune

  • Bouillon d’os du jour, rincé d’un chabrot à la prune du verger de grand-mère. En guise de « trou aveyronnais ».
    Bouillon d’os du jour, rincé d’un chabrot à la prune du verger de grand-mère. En guise de « trou aveyronnais ». Repro CP - Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde, Antonin Pons Braley

À déguster ce dimanche, le chabrot, ou chabról en occitan, cette « large rasade de vin du pays dans le reste de soupe », tradition séculaire remise au (bon) goût du jour à La Table de Bezonnes.
 

Depuis l’aube jusqu’à pas d’heure ; chaque soir, souffler les bougies, pousser les portes des caves, éteindre les lumières, saluer les étoiles. À elles, merci. Voilà quelques jours, quelques nuits, magnifique éternité déjà, que La Table reçoit, quelque part en cœur de village. Bezonnes-sur-mer, îlot-en-Causse. Grange à foin de fond de cours, porche ouvert sur les jardins en cascade, pontons suspendus. Des mois, peut-être des années inconscientes, que nous pavions sans le savoir, dans un recoin d’espoir, ce morceau de calade en guise de dock, ces jours-ci lavé par la pluie, auquel le navire-restaurant semble avoir dévolu ses amarres. Nous y voilà à présent, sur le sentier, à l’emprunter heureux, malgré les méandres, les ronces parfois, les orages d’été, les courbatures de fin de journée et les cafés salutaires le soleil à peine levé. Mais Dieu, que la vie est belle. Voiles-dehors-vents-de-dos, lever l’ancre, rapprocher l’horizon. Aussi naïfs que confiants. À l’œuvre, en chemin, vivants. Si bien que de l’énergie, l’on en déploie moins encore que l’on en gagne. Pour ce très bel ouvrage, que de veiller, un peu, d’ici, au paysage.
Territoire comestible, rayon culinaire : La Table, projet-famille, tout entière dédiée à l’expérimentation et à l’archive de cet Alimentarium de quarante-deux kilomètres autour de Rodez, invite d’escale en escale, au fil des services, à la route commune. À la géographie par le ventre.

Histoires de bouillons

De soir en soir, l’assiette, le verre, le lieu, participent avec le convive de cette traversée-là. Et comme une station en haute mer, point d’équilibre du dîner : bouillon d’os du jour, rincé d’un chabrot à la prune du verger de grand-mère. En guise de « trou aveyronnais ». Mystique.
En cuisines, aux choses simples les meilleures. Carcasses de la soirée réunies en fond de faitout, absoutes dans la plus stricte intimité. Par un bro d’eau, une feuille de laurier, quelques mûres cueillies - mémoire de gamin - aux abords de l’école. Un trait d’huile de noix, Moulin Méjane. Voilà.

Hier soir, sanglier. La veille, mouton. Encore, agneau, veau, lapin. Une fois, feuilles de figuier, une autre sauge du jardin. Encore, sarriette, aunée, polypode. « Bouillon » de « bouillir », évidemment. « Donner un bouillon », dit-on, pour chauffer jusqu’à ébullition. Petit Poucet de la gastronomie française du milieu du XIXe siècle, passé culte à la capitale avec l’essor des « bouillons parisiens », institutions de centre-ville - près de deux cent cinquante alors : Bouillon Chartier, Bouillon Racine, Bouillon Duval -, Alexandre Dumas écrira de lui dans son Grand Dictionnaire de Cuisine : « La cuisine française doit sa supériorité à l’excellence du bouillon français ». Rien que cela. Que de grades, pour cette eau de casserole, le plus souvent aux parfums de restes. Car « d’une vieille poule, on fait le meilleur bouillon » disait Brantôme - épieur des cuisines, à la Cour du jeune Charles IX puis auprès de Catherine de Médicis, tous deux friands de ces « décoctions de repas ».

Car secret, si secret il y a, ne saurait être ailleurs que là : savoir, sentir, à quelle sauce boire son eau. À l’italienne - in umido, in guazzetto, où nagent lentilles ou palourdes. À la japonaise, en dashi, infusé d’algues et de champignons. À l’écossaise, en broth, sur une base d’orge, agrémenté d’agneau. Ou ici, aux os de la soirée, décarcassés pour nourrir le service, et ainsi honorés. « Il y a de la musique dans le soupir du roseau ; Il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau ; Il y a de la musique en toutes choses, si les hommes pouvaient l’entendre », réapprend-on dans le Don Juan de Lord Byron.

Faire comme Chabrol

Alors, aux ruisseaux bouillonnants et à « la musique en toutes choses », oser chabrot en fond de bouillon. Chabrot à la prune de la maison. Chabrot du grand-père à l’eau-de-vie de grand-mère. Chabrot ou chabról en occitan, tradition séculaire, en clin d’œil aux souvenirs d’enfant. Chabrot de cabroù, du latin capreolus - boire comme une chèvre à l’auge.
Ou bien faudrait-il croire l’Académie du Chabrol en Pays de Montaigne, confrérie dédiée à la cause depuis sa Dordogne, affirmant, elle, que Montaigne lui-même, « le grand, l’auteur des Essais, le double maire de Bordeaux, citoyen de Rome, devenu pestiféré en errance » se serait arrêté un soir avec sa troupe en lisière de bois, cherchant asile, auprès d’une famille assez généreuse pour lui offrir le repas ; lequel termina, « chez les hommes, les femmes et les enfants, par une large rasade de vin du pays dans le reste de soupe ».

Et aux regards surpris, l’hôte de conter : « Comment croyez-vous que nous restions en bonne santé, en cette époque et en ce pays si insalubre ? J’ai appris cela de mon grand-père qui le tenait de son père qui avait remarqué que seuls de ses voisins et de sa famille, ceux qui ajoutaient ainsi du vin en fin de soupe, survivaient. J’en ai donc fait la règle pour ma famille, et peux ainsi vous accueillir sans risque. » Montaigne conquis, exportant la coutume dès le lendemain au fil de son chemin, aurait alors invité le pays entier à « faire comme Chabrol », du nom de famille de son bienfaiteur d’un soir.

Quoi qu’il en soit, et aux versions contradictoires, boire ce soir à l’assiette, au bol, à la mémoire des viandes du dîner, à la santé des quelques goûtes de réconfort héritées des étagères de grand-mère. Accord parfait : l’alcool avale le gras qui avale l’alcool ; seules survivent les flaveurs ; sur les lèvres, la rencontre. Jusqu’au matin d’après. Un bonheur. Comme un flirt, « bouillon d’os chabrot à la prune », un baiser amoureux.

Digest

Aux racines indiennes et catalanes, aveyronnaise d’adoption, Alix Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, ils parcourent le monde pour archiver les cultures alimentaires des régions insulaires et nordiques. En Aveyron, la Famille Pons Bellegarde accueille, au sein du corps de ferme familial et ses jardins, au 7 place de l’Église à Bezonnes : table gourmet, librairie gourmande, salon de thé, épicerie fine, microboulangerie, journal d’anthropologie culinaire, éditions et galerie d’art. Réservations à 42@ponsbellegarde.com ou 06 86 82 37 00.

Bibliographie :
Grand Dictionnaire de Cuisine. Alexandre Dumas (1873)
Cuina del país dels càtars, Jaume Fàbrega (2003)
Les Essais, Michel de Montaigne (1580)
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