Aveyron : la fouace de mamie Huguette, perdue à la gentiane

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  • À La Table, à Bezonnes, Alix propose la fouace de mamie Huguette, perdue à la gentiane - dans son plus simple appareil ou baignée de crème glacée maison.
    À La Table, à Bezonnes, Alix propose la fouace de mamie Huguette, perdue à la gentiane - dans son plus simple appareil ou baignée de crème glacée maison. Repro CP - Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde, Antonin Pons Braley

La fouace de mamie Huguette est un peu la madeleine de Proust de Laurie et Marin Aubeleau. Sauf qu’elle n’est pas juste un souvenir d’enfance puisque Marin la prépare désormais pour ses clients de la Boulangerie de la cathédrale à Rodez… Et qu’Alix la sublime, servie à La table de Bezonnes.
 

Depuis les palais en deuil jusqu’aux plateaux cristallins du Lévézou, des têtes couronnées de ce monde au crépitement sourd des arrière-cuisines de campagne, les grands-mères s’invitent, semble-t-il, autour d’un quelque chose d’universel, au chevet d’un mystère qui nous dépasse, comme d’un secret par elles seules si bien gardé. Sitôt appartiendraient-elles à tous, sentinelles, Baba Yagas, veillant jusque tard sur chacun, bordant à la nuit la Terre entière. Depuis leurs royaumes, leurs recoins. Grands-mères-monde, éternelles, infinies.

Babouchkas - du russe « baba », paysanne - éblouissantes, romanesques, épiques ; jeunes filles de mille ans ; météore, promue « starouchka » chez Alexandre Pouchkine ; baptisées « pissenlit de Dieu » par les lettres slaves, aussi fines à porter le masque qu’à le percer. Mais « terribles babkas » tout autant - « ce genre de “dame” auquel vous redouteriez d’aider à traverser la rue » écrivait Benjamin Davis. Coriaces de surcroît, lorsqu’il en va des enfants de leurs enfants. Revanchardes, d’une vie aux hommes dédiée ; dès lors, sur la fin, souveraines, majestés. Et au-delà de l’amour, de l’ordre des choses ont-elles bien souvent une certaine idée ; dont, capitaines, elles président à ce que le cap soit respecté.

Aussi, aux missions accomplies, lorsque la mort décore l’une d’elles pour services rendus à la phratrie, faudrait-il y croire, encore, à l’un de leurs jeux, énième tour de passe-passe pensé pour nous faire entendre, subtilement comprendre, ce que nous ne voudrions que si peu voir. Dernier conseil de sortie de piste. Épitaphe-talisman. Ce que l’on garde, parfois, de ceux qui nous précèdent. Savants du dernier instant.

« Quand je serai grand, mamie, je ferai ta fouace »

Décorée, elle le fut il y a quelques jours, du haut de sa quatre-vingt-dixième année ; dansante, dans un rire, au firmament embarquée, dans la grande ronde des grands-mères : Huguette, bonne étoile de Laurie et Marin Aubeleau, frère et sœur aux fourneaux de la Boulangerie de la cathédrale, rue Cusset à Rodez - ses « petits » devenus grands.
Marin, à elle, minot : « Quand je serai grand, mamie, je serai boulanger et je ferai ta fouace ». Promesse tenue. Héritiers des grandes tablées de campagne, les deux gamins d’alors passés boulangers ; aux souvenirs de leurs petits-déjeuners, dîners et goûters, mitonnés pour eux par la doyenne-magicienne ; choux farcis, soupes de campagne, ris d’agneau, légumes sautés ; encore en eux, la porte dérobée reliant à la ferme, sur les hauteurs de Trémouilles, par un enchantement de la maison, les deux bâtisses et les trois générations.

Si bien qu’aujourd’hui, fièrement, elle trône, « la fouace de mamie Huguette », en retour de comptoir, le samedi matin notamment, lorsque les gargouilles de la vieille ville jettent des hauteurs leur jalousie immobile sur les foules en masse, patiemment agglutinées passage du Chapitre, les uns derrière les autres, pour une part de secret : tout juste dorée, une rosée de sucre fin, le cœur tendre, moelleux à se lover, un nez de miel, de retour de grand large, d’enfance peut-être, à chacun la sienne.

La fouace, Huguette la cuisinait chaque semaine. Pour la poser sur la table de la salle à manger, que les enfants de passage puissent en coup de vent s’y réconforter. En amont, Laurie et Marin couraient à la boulangerie du village en charge d’acheter de la levure, dont ils subtilisaient quelques grammes grignotés en chemin. En cuisine alors, Huguette œuvrait, aux plus belles odeurs, aux meilleures fumées, à célébrer par-delà les souffrances dont son chemin avait pu être ponctué.

Les valeurs de mamie Huguette

« C’était pour nous une évidence, lui rendre l’amour qu’elle nous avait donné, l’éducation qui nous a faites. », dit Laurie. Car le père au travail sur l’exploitation, la mère partie aux aléas de la vie, c’est mamie Huguette qui, à elle, Marin et leur frère, a su donner le cadre, la tendresse et les repères. « Les valeurs aussi », reprend-elle : « cultiver son jardin, faire ses conserves en amont de l’hiver ; une façon d’être au monde que notre boulangerie défend aujourd’hui, comme une espèce de revanche face à la vie. »
Si bien que « s’il y a un commerce emblématique de la ville de Rodez, c’est sa boulangerie de la cathédrale », lisait-on il y a quelques années dans le Centre Presse d’alors, lorsque le duo prenait les rênes de cette institution du piton, confiées des mains de la famille Drulhe, elle-même légataire de Bruel plus avant. Pour officier en rez-de-chaussée, à l’angle de la place d’Estaing, dans ce mouchoir de poche propriété de l’évêché.

Alors à La Table, à Bezonnes, lorsqu’Alix vient en fin de repas couronner d’une fouace perdue à la gentiane - dans son plus simple appareil ou baignée de crème glacée maison, dépendamment des humeurs, des saisons - le voyage d’un soir de nos passagers, qu’elle autre évidence que de célébrer tout à la fois la recette d’Huguette et sa parfaite exécution par ses petits enfants à leur grand-mère reconnaissants. Aux choses simples, les meilleures : fouace façon pain perdu : lait, sucre et œufs frais, en fond de saladier, dans lequel la tremper après l’avoir rincée d’alcool pour qu’elle en soit encore imbibée, à jeter enfin dans un beurre dégoulinant de chaleur, sur la fonte d’une poêle-de-dernier-moment, le métal tout juste bruni par l’accroche caramélisée, à guetter jusqu’en lisière des premières odeurs de brûlé.

Sur le long ponton de bois qui mène des cuisines à la salle, par-dessus les jardins, la grande cloche en céramique laisse dépasser une première idée des saveurs. Avec elles, mamie Huguette, Laurie et Marin, les souvenirs à la ferme, la porte d’entre les deux maisons, les après-midi de pluie et les goûters au soleil retrouvé, la table de la salle à manger, les débuts de la boulangerie, ses longues nuits ; ici, nos mémoires de grands-mères, aussi. Comme si cuisiner parlait quelque part aux étoiles.

Bibliographie :
- Rouslan et Ludmilla. Alexandre Pouchkine. (1820)
- La Bible Larousse des secrets de grands-mères. Martina Krcmár. (2019)
- La France et son pain : Histoire d’une passion. Steven Kaplan et Jean-Philippe de Tonnac. (2010).
 
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