Aveyron : à Bezonnes, une idée du sel, ou le sel sans le sel

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  • Comment retrouver le sel à moins de 42 km de Bezonnes, ici tout autour, comme un jeu, un défi constant ? La performance est belle, le pari est prenant.
    Comment retrouver le sel à moins de 42 km de Bezonnes, ici tout autour, comme un jeu, un défi constant ? La performance est belle, le pari est prenant. Centre Presse Aveyron - Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde et Antonin Pons Braley

Comment retrouver le sel, pour la cuisine exclusivement sourcée, à moins de 42 km à la ronde, autour du restaurant "La Table", installé à Bezonnes ? Sa saveur, son goût ? Ce sel si précieux qui nous venait, jadis, de Camargue à dos de cheval…

Tout autour, la brume comme seul horizon. Ci-et-là, une bourrasque, une lumière, un son – et son reflet dans les nuages. Flottants, quelques îlots. De mètres en mètres, pas à pas, par l’aube naissante dévoilée : ténu, un passage. Chemin de traverse, sentier de brigands. Sur le Lévézou, Van Gogh avant l’heure : "j’ai un besoin terrible, dirai-je le mot, de religion, alors je vais la nuit, dehors, peindre les étoiles".

Lentement, la caravane se fraye un chemin. Tirées par les chevaux, les bœufs, quelques ânes, de lourdes carrioles de bois tassent en sourdine la boue humide du poids de leurs essieux.

En armes, les Hospitaliers du Grand Prieuré de Saint-Gilles encadrent le cortège, sa cargaison et ses muletiers ; cliquetis de mailles, froissé des tuniques ; le choc, des sabots, parfois, sur les pierres affleurantes, métallique ; aux abords, les branches brisées sous les lames des éclaireurs ; en avant, une buée acre, tiède, au-dessus des animaux, ramenée aux visages des hommes par la brise de front. Le parfum d’une essence, un retour de saison ; l’humus des automnes entassés ; un sanglier qui déboule, sursauts, les débuts d’un perdreau et vers lui les regards.

À flanc de plateau, en lisière de Ségala, la petite troupe, lentement, convoie, direction Rodez. Dans ses malles : son or blanc. Leur vie pour du sel, évidemment.

Le sel pour salaire

Le Ve, siècle des Francs, bat son plein, et « la Grand route » vient jusqu’en Rouergue exhauster la Camargue. Depuis l’Âge du Bronze, dès le IIe millénaire avant Jésus-Christ, les transhumances blanches, parties alors de Ligurie maritime notamment, courent en intérieur des terres, en France, en Allemagne, en Scandinavie, pour commercer ce qui fut la monnaie, à Rome, des premiers soldes des légionnaires – "salaire", en latin "salarium", de "sel" – ou encore, ici, sous Louis IX, cet impôt malvenu, duquel la résistance populaire s’acquittera en retour par la Révolution Française.

De toujours, dans le monde entier, de la Chine des Mings, le long du Canal Impérial, aux lacs saumâtres des hauts plateaux tibétains, quelque part au Mustang, en Royaume de Lo, en barges ou à dos de yacks, en dromadaires à travers le Sahara malien, jusqu’aux portes de la ville trois-cent-trente-trois fois sainte, Tombouctou magnifique, du sel, encore du sel, dans les hottes, les jutes, les bardas ; lourd sur les épaules, vital, essentiel à la conservation des aliments – et à leur assaisonnement.

Depuis, à cet endroit comme à d’autres, les routes se sont élargies, valeurs et richesses ont évolué, lentement déportées ailleurs sur d’autres bien, d’autres produits ; en Lévézou, ni brigands ni manants, ni moines en armure ni charrettes embourbées. Tout juste si le brouillard à présent, immuable, retient quelques secrets sous son déguisement.

Dès lors, quant au sel, à l’heure de s’adonner, depuis plus d’un mois à présent, place de l’Église à Bezonnes, à "La Table 42", à une cuisine exclusivement sourcée, à moins de quarante-deux kilomètres à la ronde autour du restaurant, comment le retrouver, ici tout autour, comme un jeu, un défi constant ? La performance est belle, le pari est prenant. Car "l’idée sel" dépasse de loin le sel lui-même. Alors chercher. Sitôt le déloger, malicieusement, dans l’esprit de ses transformations précédentes, ou bien, d’une cueillette, aller le relever, dans l’une de ses tanières, auprès de la flore locale, ou encore, d’un twist, le suggérer pour tromper d’autant nos palais.

Tromper nos esprits

Feux : râper un cabécou du Fel, sec, poivré, presque réglisse, eucalyptus, mentholé, en poudre ou en copeaux, sur un légume au four, une caille farcie, une tartine de miel ; encore, faire de même avec la couenne d’un cochon maturé, viandarde, fumée, fardée, à gratter à la lame du couteau sur un râble, une carbonara, un gésier ; encore, renverser quelques gouttes de bouillon d’os, précédemment refroidies, sur une salade de saison, une courge, un patidoux, un carpaccio de butternut ou un assortiment de cornichons ; encore, saupoudrer d’un parfum d’iode, d’avec une pincée de spiruline, une tomate fraîche, une moule perlière, une bolée de pois chiche, une carotte râpée, pour les faire voyager ; encore, toper de sésame grillé quelques lentilles, un consommé de fèves, une truite à l’origan, voire le faux-col gras d’une bière d’Aubrac ou d’Arvieux ; encore, penser acidité, assimilée comme du sel par nos cerveaux, pour joindre une cuillerée de vinaigre de cidre à l’eau des pâtes, à un méchoui ou un mesclun du jardin, et tromper nos esprits, persuadés de goûter à du sodium.

Comme autant "d’idées sel", dans nos paysages immédiats savamment dissimulées. Au fil des saveurs, des saisons. Et pour les cuisines, un laboratoire permanent. Où le "salé" redevient une question. Une matière première, une langue vivante. Une couleur, une articulation.

Des mêmes auteurs- La valeur du sel. Alix Pons Bellegarde & Antonin Pons Braley. Bon Magazine, sous la direction de Thierry Marx. 2021.
Bibliographie- La fabuleuse histoire du sel. André Besson. (2000)- Le livre du sel. Monique Truong. (2007)- Le sel, dix façons de le préparer. Sonia Ezgulian. (1999)Filmographie- Le Sel de la Terre. Sebastião Salgado. (2014)

La table, un lieu à découvrir à Bezonnes

Aux racines indiennes et catalanes, aveyronnaise d’adoption, Alix Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, ils parcourent le monde pour archiver les cultures alimentaires des régions insulaires et nordiques. En Aveyron, la Famille Pons Bellegarde accueille, au sein du corps de ferme familial et ses jardins, sur la place de l’Église, au cœur du vieux village de Bezonnes : table gourmet, librairie gourmande, salon de thé, épicerie fine, micro-boulangerie, journal d’anthropologie culinaire, éditions et galerie d’art. Sous la plume d’Antonin, le duo livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de la cuisine d’Alix et de leurs explorations.

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