Belles tables aveyronnaises : chants des vignes, sonneurs et bonne étoile

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  • « De la rondeur. Une velléité de garde. Structure, fluidité, douceur, en écho au travail du vigneron, à sa typicité. »
    « De la rondeur. Une velléité de garde. Structure, fluidité, douceur, en écho au travail du vigneron, à sa typicité. » Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde et Antonin Pons Braley

Traditions de Noël, de la Rome antique aux veillées scandinaves. Et plus près de nous le Nadal occitan. L’occasion de goûter au Nadalet, vin du domaine Le Verdus, servi à La Table 42 à Bezonnes.

Soir d’été – ma mère devait tout juste être adolescente, l’histoire m’a été rapportée. Le grand-père recevait l’ami allemand d’avec qui, folie pour l’époque, il s’était, au lendemain de la guerre, lié de fraternité, après qu’il l’a pourtant des années durant gardé prisonnier. Konrad, lui aussi fermier. Et les deux, d’ici, de regarder le ciel du Causse, lève-tôt des jours d’après. Bien avant les drapeaux, l’Europe, la vraie. Pour que l’un s’adresse à l’autre : « Tu vois, Fernand, les étoiles, là-haut, appartiennent à tout le monde ».

Le Noël occitan

Soir d’hiver, ces jours-ci – la Bonne Nouvelle brinquebalante, aux carillons de l’Avent suspendue : Nadalet, du « Nadal » occitan, la Noël. Et ses sept jours précédents, comme précipités cette année, passés à égrener « le petit Noël » en lisière d’avant-fêtes. Sept comme autant de féeries majeures, antiennes au bréviaire de la liturgie romaine, couplets tombés des cieux. Surnommées « Grandes O » par la facétie populaire – O Sapientia, O Adonai, O Radix Jesse, O Clavis David, O Oriens Splendor, O Rex Gentium, O Emmanuel – depuis que le XIXe siècle allégea l’héritage du Moyen-Âge, à l’époque déployé sur quatre autres du genre – O Virgo Virginum, O Thomas Didyme, O Rex Pacifice, O Jerusalem. Vestige du Nadalet comme chant du 13 décembre, sainte Luce, fête des lumières, Lucie de Syracuse à qui Dante vouait toute la passion de sa Divine Comédie – In natale Sanctæ Luciæ.

Veillées scandinaves du Christkindl, processions à la bougie, les enfants couronnés de lumière, lanternes et brioches au safran – « Natten går tunga fjät » [la Nuit marche à pas lourds], « Sankta Lucia, ljusklara hägring » [sainte Lucie, brillante illusion], « Ute är mörkt och kallt » [Dehors il fait noir et froid]. Ailleurs, rondes hongroises, dans les brumes de Budapest tout autour des maisons, aux cris des garçons des villages alentour, derrière leurs masques de torpeur, imitant le chant des poules – « kity-koty-kity-koty » – pour en accroître le nombre, jurent-ils, dans les basses-cours de leurs familles. Nuit clef des traditions perses, climax, rencontre du renouveau, du merveilleux et de l’unique – Nour, béni des dieux, à la fois prière, enseignement et lumière.

Si bien qu’ici aussi, jadis, à compter du treize décembre et jusqu’à la Nativité, chaque sonneur y allait de son Nadalet. Lequel, passé chant populaire depuis, cantique des soirs de veillées, opère dès lors un fabuleux dialogue d’entre les anges annonciateurs et les bergers, « chanson à répondre », les premiers tous en chœur à entonner en français, les seconds, de leurs campagnes, d’y répondre en langue d’Oc, superbes, hardis, amoureux. Nadalet casse-frontières, briseur de plafonds de verre.

Le monde alors ramassé à l’à-pic du clocher pour le « grand balandran » – sonnerie à la volée de tous les bronzes réunis. Pour que balancent les « Grandes Dames » – « Dame Louise » notamment, depuis Castres, à Notre-Dame-de-la-Platé –, pendant que l’équipage de carillonneurs quatre à quatre gravit le beffroi dans sa hauteur, une main tour à tour sur la corde sans cesse réenchantée par leurs secousses répétées, au fil de leur cavalcade dans les escaliers. Puis ralentir le ballant, à l’approche de l’arrivée, lentement : un seul côté doit désormais résonner, neuf fois de suite pour l’Angélus à célébrer en « trois fois trois ». « Nadal comptador », décompte jusqu’au dernier soir ; joué sept fois le premier, six le second, cinq le troisième, si bien qu’à l’orée du 24 décembre, d’un seul coup retentit la demi-heure de son répertoire illuminé, reprise en écho jusqu’au jour d’après.
Ici Bezonnes, ni beffroi ni sonneur. Le dernier quelque part logé dans mon enfance, d’entre les célébrations et les glas, voisin, tantôt précipité funambule des dimanches heureux, tantôt bourreau des mauvaises nouvelles. Quelque part abrité par les grands-parents en recoin de maison, planqué sous une reproduction fatiguée de Millet, au mur comme un portrait de famille, au zénith d’une salle à manger réservée aux jours particuliers. Quelque part encore fantôme, dans les ruelles du village, la clef du chahut à son trousseau bossu.

Ici Bezonnes où depuis très peu, une semaine à peine, l’extinction de l’éclairage public laisse enfin à nouveau leur place aux seules étoiles et leur voie lactée. Loin du halo ruthénois, îlot que nous sommes, esquif de plateau. Au loin, le continent. Au loin seulement. La mer reremplie. Pour que chaque soir, messe de minuit, gardien du phare, le ciel nous rapproche de l’infini.

Noël au verre

Nadalet, encore. Noël au verre, verre de lumière, lumière d’hiver. Pour Aline Solignac & Philippe Rousseau, Domaine du Verdus, tout juste sortie de cuve « en hommage à celles et ceux qui ont maintenu la culture de la vigne sur les deux rives du Dourdou, la cuvée rassembleuse, terroirs singuliers, des grès blancs de la Carrière aux schistes du Barri. » Nadalet pain d’épice, cerneaux de noix. Mansois de cantou partagé, vin de foyer. Raisins secs, dates, grenade. Langue badiane, presque. Palais girofle. « De la rondeur. Une velléité de garde. Structure, fluidité, douceur, en écho au travail du vigneron, à sa typicité », déroule Juliette Mireté à notre Table 42 – recrue de haute volée, venue en sommelière et future maîtresse de chai compléter la brigade Pons Bellegarde depuis peu, et au-delà la famille, place de l’Église, au pied du clocher.

Vin des sentiers – au fronton de l’étiquette, son refrain : « Pèr noun langui long dòu camin, counten quauco sourneto, sus lou fifre e lou tambourin, disen la cansouneto » [Pour ne pas s’ennuyer le long du chemin, racontons quelques sornettes, au son du fifre et du tambourin, disons la chansonnette]. « Canten Nouvè, Nouvè, Nouvè, Nouvè sus la museto ». Philippe Rousseau offrant en troubadour à son magnifique jus de veillée, tout à la fois l’accent de sa Provence natale et la plume de Nicolas Saboly, maître de chapelle en Avignon, monument du XVIIe siècle occitan.
Alors encore chanter, chanter encore. Aux heures de toute part chambardées. Aux Noëls fous, rue d’Enghien à Paris de nouveau récemment pleurés. « Savoir que les choses sont sans espoir. Et tout faire pour les changer. » Rainer Maria Rilke. Chanter toujours, visages aux vents, à rebrousse marées. De tout bois carillonner. Autour d’un Nadalet, éteindre la lumière, rallumer les étoiles. Joyeux Noël – Santé !

Bibliographie
- Relevés campanaires en Pays d’Oc. Association Carillons en Pays d’Oc. 2019-22.
- L’apprenti carillonneur. Tomes I à III. Christine Laugié-Vanhoutte. 2019.
- Musique et danse en Languedoc-Roussillon. Chants des cloches, voix de la terre. Collectif. 2000.
- La chanson du carillon. Camille Lemonnier. 1911.
- Mille vignes. Penser le vin de demain. Pascaline Lepeltier. 2022.
- À la recherche du vin perdu. Fabrizio Bucella. 2021.
- Le Bouquin de Noël. Jérémie Benoît. 2016.
- Recueil des noëls provençaux composés par le sieur Nicolas Saboly. 1699.
- Histoire de la littérature occitane. Charles Champoux. 1971.

 

Un lieu à découvrir

Aux racines indiennes et catalanes, aveyronnaise d’adoption, Alix Bellegarde est cheffe-chercheuse.
Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, ils parcourent le monde pour archiver les cultures alimentaires des régions insulaires et nordiques. En Aveyron, la Famille Pons Bellegarde accueille, au sein du corps de ferme familial et ses jardins, sur la place de l’église, au cœur du vieux village de Bezonnes : table gourmet, librairie gourmande, salon de thé, épicerie fine, micro-boulangerie, journal d’anthropologie culinaire, éditions et galerie d’art. Sous la plume d’Antonin, le duo livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de la cuisine d’Alix et de leurs explorations.

Réseaux. @ponsbellegarde
Commandes et réservations. 06 86 82 37 00

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