"On ne peut pas lutter contre qui on est" : transgenre et championne de France de quilles de huit, le témoignage poignant d'Eléana Rouquette

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  • Eléana Rouquette a déjà connu deux vies.
    Eléana Rouquette a déjà connu deux vies. Centre Presse Aveyron - Jean-Louis Bories
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À 33 ans, l'Aveyronnaise Eléana Rouquette s’apprête à commencer sa troisième saison chez les féminines. Après sa transition de genre, celle de licence s’est faite avec beaucoup de questionnements pour la championne de France en titre qui a tapé ses premières quilles il y a plus de 25 ans, mais qui a désormais trouvé sa place, sur les terrains comme dans sa peau. Rencontre.

Si la pluie venant traditionnellement inaugurer le début de la saison de quilles de huit a logiquement fait son retour cette semaine, c’est sous un soleil printanier que nous avons rencontré Eléana Rouquette. Près de neuf mois après son sacre de championne de France à Saint-Amans, celle qui a joué plus de 25 ans sous les couleurs de Grand-Vabre avant de rejoindre Saint-Christophe cette saison a accepté de témoigner. Femme transgenre, elle a entamé sa troisième année avec sa nouvelle licence.

Troisième année avec sa nouvelle licence

Et à l’heure où les fédérations internationales d’athlétisme et de natation interdisent de compétition les sportives ayant changé d’identité après la puberté, l’histoire d’Eléana Rouquette peut donner de la force à celles qui luttent pour que l’inclusivité triomphe de la notion d’équité.

D’autant que la binarité qui régit le sport sur la majorité des terrains est particulièrement prononcée dans les quilles, où, en plus des classements distincts, les distances et les règles sont différentes entre les femmes et les hommes dès la première licence, à l’âge de 8 ans.

A 33 ans, Eléana Rouquette a déjà connu deux vies.
A 33 ans, Eléana Rouquette a déjà connu deux vies. Centre Presse Aveyron - Jean-Louis Bories

"J’ai commencé à cet âge-là, peut-être même à 7 ans", tente de se souvenir Eléana Rouquette, installée à la terrasse de la brasserie place des Rutènes à Rodez. La quilleuse fait une pause avant de retourner s’occuper du réseau informatique du lycée Foch, un poste qu’elle occupe depuis quatre mois. "Mais je suis dessinatrice de structures bois de formation", précise-t-elle. "Et mon père est menuisier. Le bois, c’est un peu ma spécialité."

Rien d’étonnant, donc, que son cœur batte pour la discipline depuis que son oncle a commencé à la former à l’école de quilles de Grand-Vabre avant le passage en l’an 2000. Pourtant, une fois sa transition faite, revenir sur les terrains n’a pas été une évidence pour la passionnée, par ailleurs engagée au sein de l’association Alertes, luttant contre les discriminations liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre.

Une reprise sous pression

" J’avais peur de ne pas être légitime, expose-t-elle. Et je me poserai toujours la question de la légitimité. " Deux ans plus tard, son sacre national à Saint-Amans a braqué les projecteurs sur elle : "Quand j’ai gagné, je me suis dit : "Qu’est-ce que j’ai fait ?"" Mais les quilles représentaient une trop grande partie de sa vie pour qu’elle ne laisse la crainte l’en priver. "C’est le club (de Grand-Vabre) qui m’a encouragée à reprendre la licence. Et autour de moi on m’a dit que ce n’était que des quilles, pas un sport professionnel ou un sport olympique."

En 2021, première saison post-Covid-19, Eléana Rouquette a alors repris le chemin de la compétition en laissant derrière elle sa licence masculine. "On a simplement demandé une nouvelle licence et je suis repartie avec la moyenne attribuée aux nouvelles joueuses (15 quilles)."

Eléana Rouquette recevant son trophée de championne de France 2022 à Saint-Amans.
Eléana Rouquette recevant son trophée de championne de France 2022 à Saint-Amans. Centre Presse Aveyron - Aurélie Fontana

Et même animée par la passion, la reprise s’est faite avec de la pression pour la Grand-Vabroise. "Les premières fois, je n’arrivais pas à me lâcher et à jouer normalement", se rappelle-t-elle. Mais au bout de son troisième dimanche, Rouquette avait retrouvé ses marques. Cette saison-là, elle a disputé cinq manches aux côtés de Virginie Lacoste. "Ce qui est rigolo, c’est que le mari de Virginie a été mon capitaine", sourit la quilleuse.

Rapidement, ses scores oscillant entre 48 et 53 ont attiré les regards. "Quand les gens ont vu quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas tomber des quilles, ils ont fait des recherches et ils ont trouvé (son ancienne identité)." Mais elle le souligne : personne dans la discipline ne lui a jamais fait de remarque sur sa transition. "Ça m’a même choqué qu’on ne m’en ait pas fait", reconnaît Eléana Rouquette, qui, a contrario, a subi des propos injurieux en dehors du cadre sportif.

"Je prends léger"

Et c’est lors de cette saison que le comité national a contacté le club. "Ils nous ont dit qu’ils n’auraient rien dit mais qu’ils auraient aimé être informés." Si l’instance a laissé son nouveau numéro de licence à la quilleuse, elle a remis sa moyenne en accord avec son niveau. Car avant sa transition, Rouquette avait déjà autour de 45 de moyenne et elle a terminé la saison 2021 avec 45,2, dans le top 25 féminin.

Avant même de changer de genre grâce aux hormones et à des opérations, à bout, elle avait amorcé sa métamorphose physique lors de sa dernière saison chez les hommes. "J’étais complexée par mon physique. J’ai décidé d’arrêter de m’alimenter pour perdre du muscle. Et j’en ai perdu beaucoup." Si elle n’a jamais changé son geste, Eléana Rouquette a adapté son matériel. Sans trop de souci car elle le fabrique elle-même. "Ce que je prends à 5 mètres, c’est ce avec quoi je jouais à 20 mètres avant. Je prends léger. Le contraire ne serait pas possible physiquement", glisse-t-elle.

A la veille de se lancer dans sa nouvelle aventure saint-christophoise, la quilleuse, qui peut compter sur le soutien indéfectible de son copain, Freddy, pour se sentir bien dans sa peau, est en paix. Dimanche 16 avril, elle retrouvera le championnat pour la première fois depuis son sacre, mais les titres sont bien la dernière chose qui la motive. Maintenant qu’elle a trouvé sa place, seul importe le plaisir. Ce qui est bien la meilleure définition du sport.

"Ça m’a libérée"

"Je l’ai toujours senti." Née dans un corps qui ne reflétait pas qui elle était, Eléana Rouquette a "tout fait pour aller contre" ce qu’elle ressentait, jusqu’à vouloir "s’engager dans l’armée", complète-t-elle, replongeant quelques instants dans son passé. Puis un jour, ça a été trop. "On ne peut pas éternellement lutter contre qui on est." La jeune femme est partie et a annoncé sa décision de changer de genre par courrier à ses proches. "S’ils n’avaient pas accepté, je ne serais pas revenue." Et depuis, Eléana Rouquette a fait une transition hormonale et huit opérations. "Ça m’a libérée. Je savais que ça m’apporterait du bien-être, mais je ne pensais pas autant. Je suis en paix."
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