"Prédire un passage à l'acte avec certitude, c'est impossible" : ces affaires criminelles qui relancent le débat de la psychiatrie

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  • Dr Gérard Rohmer, directeur et psychiatre à l’UADO Sainte-Marie. Dr Gérard Rohmer, directeur et psychiatre à l’UADO Sainte-Marie.
    Dr Gérard Rohmer, directeur et psychiatre à l’UADO Sainte-Marie.
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Propos recueillis Mathieu Roualdès

INTERVIEW - Psychiatre et médecin chef de l’UADO (Unité d’accueil, de diagnostic et d’orientation) de Sainte-Marie, à Rodez, le Dr Gérard Rohmer réalise des expertises depuis plus de trente ans pour la justice. Alors que de récentes affaires criminelles ont soulevé plusieurs débats sur l’état de la psychiatrie en France, il tient à rappeler qu’il « ne faut pas stigmatiser » les décisions de professionnels, tout comme les personnes souffrant de troubles psychiatriques.

Affaire Lola, meurtre d’une fillette dans les Vosges, incendie de la rue Erlanger, à Paris… Depuis plusieurs mois, la psychiatrie est pointée du doigt dans de nombreuses affaires criminelles. Ce fut le cas en Aveyron également (lire ci-dessous). Comment vivez-vous cela en tant qu’expert psychiatre auprès de la justice ?

Déjà, il y a un message à faire passer : 90 % des malades mentaux ne sont pas dangereux. Et 90 % des auteurs de faits criminels ne sont pas des malades mentaux. Ils sont même les premières victimes de violences dans la société. En disant cela, je n’exclus pas la dangerosité de certains mais elle est moins forte qu’une certaine croyance populaire. Une étude montrait qu’un Français sur deux considérait un schizophrène comme dangereux et pouvant le tuer… Ils ne sont en réalité que 4 % à montrer des signes d’un passage à l’acte.

Quels signes d’alertes peuvent prévenir ces passages à l’acte ?

Las, 40 % des malades mentaux qui commettent des crimes n’ont jamais vu un médecin. Mais trois indicateurs de dangerosité sont bien connus : l’arrêt de suivi ou de traitement, la détresse sociale avec une famille ou des proches qui lâchent prise et bien entendu, la rencontre avec l’alcool ou les drogues. Là, ça multiplie par dix la dangerosité chez les patients schizophrènes !

« Comment cette personne se retrouve-t-elle dehors, sans aucun suivi ? » : telle est l’une des critiques qu’on entend le plus dans la population mais également sur les plateaux de télévision…

Cette critique renvoie malheureusement aux moyens dans nos hôpitaux. On manque de soignants, on manque de psychiatres. L’Aveyron n’échappe pas à cette crise de la santé. C’est également une question de société. Il y a 30, 40 ans, lorsque j’ai commencé mon métier, on nous critiquait sur le fait qu’on enfermait des patients trop longtemps, qu’ils avaient aussi le droit de vivre en société comme tout le monde. Aujourd’hui, c’est le contraire. Je vis cela comme une certaine régression, car on stigmatise beaucoup les personnes souffrant de troubles lors d’événements tragiques…

Pour quelles raisons ?

Lorsqu’il s’agit d’un règlement de comptes entre dealers dans un quartier de Marseille, on l’évoque quelques minutes à la télévision, tout le monde comprend le mobile et on passe à autre chose. Les crimes commis par les malades mentaux sont souvent inexplicables, ils n’ont aucune logique… Pour la population, ils ne font pas sens. Je me souviens par exemple d’un de nos patients qui avait asséné un coup de couteau dans le crâne d’un des membres de sa famille. Dans son délire, il représentait le corps humain comme un ballon de baudruche et il voulait le dégonfler via ce coup de couteau… Comment expliquer cela, hormis par la maladie mentale et par une irresponsabilité pénale ?

"L'erreur est humaine"

Cette question de l’irresponsabilité pénale suscite également des débats et ce, jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale comme après l’affaire Gisèle Halimi. Cette remise en question d’un principe dit fondamental vous inquiète-t-elle pour l’avenir ?

C’est ce que je disais : malheureusement, le crime du malade mental n’a aucune logique. Et il crée ainsi un sentiment de peur, on se dit qu’un fou peut nous attaquer partout, tout le temps. On veut donc les voir enfermer. Mais ce n’est pas possible, à moins de construire des centaines d’hôpitaux psychiatriques en France ! On entend aussi que nous, experts, on excuse les criminels et qu’ils ressortent après deux ans d’hospitalisation. C’est totalement faux. Après l’irresponsabilité pénale retenue par le tribunal, de très nombreux professionnels, indépendants les uns des autres, doivent être unanimes pour une autorisation de sortie. Ce n’est pas le seul psychiatre en charge du patient qui décide de cela. Et à Sainte-Marie, comme ailleurs, on a des patients qui ont commis des crimes et qui sont morts ici. J’ai vu certains auteurs demander tous les jours de sortir, ou d’être mis en prison, et ils sont toujours restés chez nous…

Les forces de l’ordre peuvent aussi être critiques. Certains de ses membres regrettent le fait qu’ils arrêtent quelqu’un et qu’ils le revoient dès le lendemain en ville après un séjour chez vous…

Prenons l’exemple d’un patient toxicomane qui va fracturer une vitrine ou insulter les policiers car il est en manque de produits. Il se fait arrêter, on l’emmène chez nous. On le gardera seulement quelques heures si son analyse de personnalité ne démontre pas de troubles psychiatriques lorsqu’il est à jeun. On ne va pas l’hospitaliser indéfiniment pour la paix de la société. Et de toute façon, la loi ne nous l’autorise pas.

L’erreur est humaine. Et elle existe également dans la psychiatrie, cela pouvant mener jusqu’à des drames…
Cette responsabilité que vous pointez du doigt fait qu’aujourd’hui, la plupart des jeunes psychiatres ne souhaitent pas réaliser d’expertises pour la justice. En Aveyron, nous avons beaucoup de mal à trouver des experts. Éclairer un magistrat sur le sens d’une sanction qu’il doit prendre ensuite, ce n’est pas anodin. Puis, il faut bien se dire que même le plus grand psychiatre, ou le plus grand magistrat, ne peut prédire un passage à l’acte avec certitude. Il y a des évaluations, des indicateurs de risques, mais l’être humain est trop complexe. Même lorsqu’un patient vous dit qu’il va passer à l’acte, ce n’est pas dit qu’il va le faire… Pour que ça explose, il faut réveiller chez une personne une rage extrême dans un contexte particulier avec une résonance particulière par rapport à notre histoire. Et il suffit qu’il y ait de l’alcool ou de la drogue pour que ça déclenche.

Les conduites suicidaires en hausse

Décelez-vous davantage de dangerosité chez les patients d’aujourd’hui qu’à une certaine époque ?

Non. La période Covid a par exemple été très bien vécu par nos patients souffrant de troubles sérieux. Ils ont une grande fragilité dans la relation avec les autres donc l’isolement fut très protecteur pour eux. En revanche, ce qui explose clairement, ce sont les conduites suicidaires, notamment chez les plus jeunes. On a au moins tous les jours une personne prise en charge pour cela. C’était loin d’être le cas il y a plusieurs années. Un autre souci peut mener à des actes agressifs, c’est la prolifération des drogues comme la cocaïne par exemple. Cette substance entre partout aujourd’hui, même jusque dans notre hôpital.

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Les commentaires (2)
SVPCyclo Il y a 11 mois Le 10/05/2023 à 16:42

Dans tous les domaines, l'expertise d'un professionnel a valeur de référence. Si dans le cas de la psychiatrie elle ne peut pas étre fiable et certaine, il est inutile de s'y appuyer dessus, notamment pour conditionner les peines des criminels. Le principe de précaution doit jouer, et si l'on n'a pas de certitudes, il faut laisser les coupables en prison. Par ailleurs je rajouterais que les experts psychiatres se tarifient largement leurs prestations. Là aussi si elles ne sont pas fiables, il me semble inutile de rémunérer ces gens là.

Jema Il y a 11 mois Le 10/05/2023 à 15:44

il faut demander de l'aide quand on a des problèmes, tout en ayant conscience d'une sorte d'impossibilité.