Handicap : à fleur de roues, le dévers du décor

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Publié le
Myriam Laffont

Handicap. Se déplacer, faire ses courses, son shopping, boire un verre en ville, assurer quelques actes de la vie quotidienne en fauteuil roulant, c’est comment? L’espace d’un après-midi, je me suis prêtée à l’expérience.

J’ai passé quasi un demi-siècle sans savoir ce qu’était le dévers. Dévers, nom masculin, du latin deversus, de devertere, détourner: Angle formé par le plan de symétrie d’un véhicule et le plan perpendiculaire à la chaussée ou à la voie ferrée. (Il facilite le passage du véhicule en courbe, et l’empêche d’être poussé vers l’extérieur sous l’effet de la force centrifuge, ou encore Relèvement du bord extérieur d’une route dans les virages pour éviter le dérapage, détaille le Larousse, consulté le lendemain comme on applique un baume sur un cœur chahuté. C’est que, la veille, le dévers est entré dans ma vie sans vraiment crier gare. Mieux, le dévers et moi sommes tombés nez à nez. Pire, si Delphine Vanhée et Laurent Gaston, respectivement directrice et adhérent très actif de l’Association des paralysés de France, n’avaient pas veillé au grain, j’aurais pu me casser le nez sur ce fichu dévers, traître et sournois.

Handicap : à fleur de roues, le dévers du décor
Handicap : à fleur de roues, le dévers du décor

En expérimentant quelques heures en fauteuil roulant le quotidien et les déplacements d’une personne en situation de handicap, je n’imaginais pas enrichir mon vocabulaire à la seule force des poignets, bien assez tôt endoloris. Je n’imaginais pas non plus haïr et invectiver un mot jusque-là absent de mes champs lexicaux. Dévers, je te hais.

Le dévers n’est pas ton ami

À peine sortie de la délégation de l’APF, impasse Canaguet, à Onet-le-Château, le salopiaud me saute aux roues - malheureusement pas aux yeux -, et panique une conduite forcément maladroite. En fauteuil roulant, le dévers n’est pas ton ami, si souvent insoupçonnable à fleur de trottoir. Tout au long d’un circuit en ville planifié avec mes nouveaux compagnons de route, le dévers ne cessera de me jeter des bâtons dans les roues. C’est sa nature. Qu’il fasse 0 °C (-5 °C ressentis) et le bougre exulte. Dévers, je te hais. Larousse, aussi, sur ce coup, je t’aime moins, ignorant des nouvelles normes d’accessibilité. Un dévers pour éviter le dérapage? Mon œil. Un dévers pour empêcher d’être poussé vers l’extérieur?  Tu parles. Un dévers pour faciliter le passage du véhicule? Que dalle.

Dévers et sortie de route

Quand le dévers croise sa route, son trottoir, la personne en fauteuil roulant bataille pour que son véhicule ne dérape pas, ne soit pas poussé vers l’extérieur et ne soit pas coincé. Quand le pourcentage du dévers s’ajoute à celui de la pente, mesuré par l’équerre Handipige, l’addition devient hostile, la manœuvre, très délicate, le mot déroute ou sortie de route pouvant alors se substituer à celui de dévers. Pour lutter contre l’ennemi, tes seules armes seront tes seules mains, poignets, bras, épaules, bassin, cou, crâne, hypersollicités. Rue Frayssinous à Rodez, alors que je m’escrime laborieusement, très laborieusement (5,5% de pente, un Everest dans ma position), à atteindre la place de la Cité, je fais part à Delphine de cette prise au corps entière et douloureuse. Elle me dit: "Imaginez, certaines personnes n’ont pas d’abdos." "Mais je n’en ai pas!", ai-je rétorqué, et d’éclater ensemble de rire. C’est presque indécent, c’est sûrement vital. 

Handicap : à fleur de roues, le dévers du décor
Handicap : à fleur de roues, le dévers du décor

Sur ces trottoirs en plein vent glacial, nous n’aurons jamais eu autant de fous rires, nous en fauteuils, elle en jambes. Le rire pour dédramatiser, conjurer, tenir à distance, croiser les doigts, les jambes qu’on a plus ou qu’on pourrait ne plus avoir. Les rares passants sourient chaleureusement à ce trio hilare et bruyant. Le fauteuil roulant, viatique du handicap? Dans les boutiques, les bus, le bar, la médiathèque, les rues, nous ne croiserons d’ailleurs que force sourires, amabilités et serviabilités. Parfois trop. J’ai réagi violemment lorsque le serveur a, sans avertissement, fait basculer en arrière mon fauteuil, exclus du bar par un minuscule débord infranchissable. La trouille de la chute, l’absence de confiance, la proximité trop immédiate et brutale. Laurent refuse de se faire porter par des inconnus. Delphine conseille de demander au préalable ce qui peut être fait pour aider les gens en fauteuil. En fauteuil, notez s’il vous plaît, pas en chariot, comme quelqu’un nous le dira maladroitement. Ce n’est pas en chariot qu’on conjure le handicap, c’est en fauteuil à même le bitume, la vie quotidienne prise à bras-le-corps. Il n’y a pas eu que les mots dévers, pente, gravier, nid-de-poule, rampe, inadapté ou débord appris dans les stries des muscles et des ligaments, dans les jambes et les pieds, engourdis par l’immobilité et le froid polaire. Du dévers au revers, une lettre, une vie qui bascule en quelques secondes. J’ai perçu dans mes tripes le dramatique revers de fortune qui fauche et coupe l’herbe sous les pieds.

Opération escargot

L’espace de quelques heures, j’ai indécemment habité chez ceux qui n’ont plus le souvenir de la sensation de marcher, ceux qui rêvent la nuit debout sur leurs deux jambes, et ceux qu’un dévers, une marche ou une voiture stationnée sur un trottoir excluent de la vie courante et du domaine public. Sans les avoir concertés, sans une seule once de superstition, je me suis substituée à ceux qu’on ne voit pas quand il pleut à verse ou que les dévers sont trop marqués.

Lors de cet après-midi glacial, j’ai été traversée par des pulsions de hargne et de rage, déterminée à me mouvoir et à vivre comme je conçois la vie et le mouvement, fauteuil ou pas, norme d’accessibilité ou pas, mobilier adapté ou pas, civilité ou pas, handicap ou pas. Ainsi, contrainte d’empiéter sur la route, -un trottoir trop étroit ou une bagnole mal stationnée - j’ai volontairement squatté le bitume, ralenti le mouvement, cassé les pieds au véhicule qui me suit, nécessairement au pas. Une minuscule opération escargot à défaut d’un doigt d’honneur, mes mains enchaînées à leurs roues. Ces pulsions de rage et de hargne sont-elles partagées par ceux qui, à la fin de cette journée, sont restés dans leur fauteuil? Je le crois. Il faut en effet de la rage pour rester en marche, pour regagner son autonomie, pour braver les obstacles et les découragements. Une rage envers et dévers tout.

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