La marche des Beurs, "le Mai 68 des enfants d'immigrés", a 30 ans

  • Le réalisateur Nabil Ben Yadir (D) et l'acteur Jamel Debbouze présentent leur film, "La Marche", à Roubaix le 20 novembre 2013
    Le réalisateur Nabil Ben Yadir (D) et l'acteur Jamel Debbouze présentent leur film, "La Marche", à Roubaix le 20 novembre 2013 AFP - François Lo Presti
Publié le
AFP

Le 3 décembre 1983, 100.000 personnes accueillaient à Paris la "Marche pour l'égalité et contre le racisme". Rebaptisée "Marche des Beurs", elle a marqué l'entrée sur la scène politique des enfants d'immigrés qui, 30 ans plus tard, dressent un bilan mitigé de leur "Mai 68".

Au début des années 80, "c'était dur d'être basané", se rappelle Toumi Djaïdja, qui présidait une association de jeunes dans le quartier sensible des Minguettes, près de Lyon. En 1983, dit-il, "la tension était arrivée à un paroxysme" après une série d'agressions racistes et d'affrontements avec les forces de l'ordre.

Le 20 juin, un policier ouvre le feu sur lui. Le quartier risque d'exploser mais "pour désactiver ce cercle de violences", le jeune homme et d'autres militants envisagent une grande marche pacifiste, de Marseille à Paris.

Sur fond de percée du Front national, fort de 10% des suffrages aux municipales de mars, ils font "une déclaration d'amour à la France", qui découvre, éberluée, la diversité de sa jeunesse.

"C'est un peu le Mai 68 des enfants d'immigrés", décrit le sociologue Abdellali Hajjat, qui vient de publier un livre sur le sujet. "C'est la première fois qu'ils ont une audience nationale, qu'une mobilisation les unit avec un discours positif."

Le groupe était pourtant très divers, réunissant jeunes, vieux, hommes, femmes, Gaulois et immigrés, souligne Toumi Djaïdja. Un mélange "de lascars et de prêtres", ironise une autre marcheuse, Marilaure Mahé.

Encadrés par le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, défenseurs des immigrés au sein de la Cimade, ils quittent Marseille le 15 octobre dans une relative indifférence.

Un mois plus tard, la mort d'un touriste algérien tabassé et jeté d'un train par des légionnaires donne une nouvelle ampleur à la Marche et le cortège grossit progressivement.

D'abord intriguée et méfiante, la gauche au pouvoir prend la mesure de l'événement et dépêche des émissaires à chaque étape.

"Sur les écrans, la tête de Toumi, Djamel, Malika..."

Sept semaines et 1.000 km après leur départ, les marcheurs sont accueillis par des foules à Paris. Une délégation est reçue à l'Elysée par François Mitterrand.

"Ça a été le moment où la France a découvert que sa population avait changé, souligne le père Delorme. Sur les écrans de télévision, il y avait la tête de Toumi, Djamel, Malika... qui apparaissaient comme des Français."

Le chef de l'Etat annonce la création d'une carte de séjour de dix ans pour les immigrés. Malgré la fatigue, "c'était une émotion énorme", se souvient Marilaure Mahé.

Pourtant, la carte de séjour "n'était pas une revendication" des marcheurs, souvent de nationalité française, rappelle Toumi Djaïdja.

Leur principale demande - la lutte contre les violences racistes - prendra plus de temps à trouver un écho. Il faut attendre quatre ans avant que "des directives ne soient données aux parquets pour qu'ils poursuivent les auteurs et les mettent en détention", souligne le père Delorme.

Des questions se posent sur la suite. Le noyau dur s'efface. Toumi Djaïdja, jeune timide en proie à des démêlés avec la justice, ne veut pas jouer le rôle de leader.

Plus politiques, les collectifs qui avaient essaimé dans toute la France pour accueillir les marcheurs tentent de prolonger l'action, mais, selon le père Delorme, "se déchirent rapidement sur la question du leadership".

Certains organisent une seconde marche un an plus tard. Avec le slogan "la France, c'est comme une mobylette, elle fonctionne aux mélanges", Convergence 84 rassemble près de 60.000 personnes à son arrivée.

"Le rouleau compresseur SOS Racisme"

Dans la foule, à l'insu des organisateurs, de petites mains jaunes "Touche pas à mon pote" circulent. Julien Dray, militant socialiste passé par les réseaux trotskistes, est en train de lancer SOS Racisme avec "le soutien des plus hautes sphères du pouvoir", selon Jean Blocquaux, à l'époque membre du cabinet de la secrétaire d'Etat aux Travailleurs immigrés Georgina Dufoix.

Chez les militants de banlieue, c'est la frustration. Ils se sentent "récupérés", "broyés" par le "rouleau compresseur SOS Racisme" et les moyens financiers rapidement mis à sa disposition.

"Les leaders de la marche ont créé un événement qui a marqué, mais n'ont pas donné suite", rétorque Julien Dray, se défendant d'être "un prolongement direct" de la marche.

Ce scénario était "inévitable, on était trop jeunes, pas assez aguerris", reconnaît Djamel Attalah, autre marcheur historique. A l'inverse, SOS "était composé d'intellectuels habiles avec les médias", souligne Jean Blocquaux. "Mais SOS ne s'implantera jamais au plus profond des banlieues."

Les marcheurs retombent, eux, dans l'anonymat.

Et pendant 30 ans, la situation sociale des banlieues continuera de se dégrader. Le taux de pauvreté (personnes vivant avec moins de 964 euros par mois) y dépasse aujourd'hui 36% et celui du chômage 22%.

Quant à la parole raciste, elle a retrouvé sa vigueur, comme en attestent les insultes contre la garde des Sceaux Christiane Taubira, comparée à de multiples reprises à une guenon.

Pour le sociologue Ahmed Boubeker, qui avait participé à la Marche, "notre société n'intègre plus, et pas seulement les immigrés. Elle est en train d'imploser en multiples morceaux, en revendications identitaires".

L'événement fondateur de 1983 avait lui quasiment disparu des esprits, avant le déluge de commémorations pour son 30e anniversaire, à commencer par le film La Marche, sorti mercredi dernier avec Jamel Debbouze.

Louant "une histoire épique, incroyable", l'acteur évoque une avancée indiscutable: "En 1983, les immigrés ou en tout cas les Maghrébins mouraient tous les deux-trois jours à cause de crimes racistes, ce n'est plus le cas aujourd'hui."

Source : AFP

Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?