À déguster : au mortier, oignons pilés pour tartine grillée

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  • Ces oignons de saison, jeunes pousses tout juste sorties, recueillies à l’aube sur les chemins. Tendres, odorantes, gorgées.
    Ces oignons de saison, jeunes pousses tout juste sorties, recueillies à l’aube sur les chemins. Tendres, odorantes, gorgées. Centre Presse - Antonin Pons Braley
Publié le , mis à jour
Alix Pons-Bellegarde

Si le mortier pouvait parler, raconter les préparations qu’il a vues broyées sous son complice le pilon… Cette semaine, Alix Pons-Bellegarde nous fait la démonstration de la simplicité en cuisine : un produit, un outil, une idée.

Si le mortier désigne avant tout, étymologiquement, l’auge du maçon - mortarium -, puis par extension le liant d’agrégats travaillé par celui-ci, c’est qu’il emprunte à cette dernière, depuis la préhistoire, sa forme creuse, généralement ronde, à l’origine excavée à même la roche pour recevoir sans faillir les coups du pilon, frère d’armes indispensable. Aussi, alors que depuis la nuit des temps, l’Homme broie, concasse, lie, pour construire, façonner, se soigner, se nourrir, innombrables sont les cultures, qui un jour, ou toujours aujourd’hui, ont dansé ou dansent encore, autour de la frappe régulière d’un sceptre de bois, de métal ou de pierre, le martelage d’un os, d’un galet, dans le fond d’une cuve, le décaissement d’une souche, le creux d’une dalle, d’un pavé ; des suribachi ou yagen japonais aux molcajetes mexicains, du mehraz en Afrique du Nord au pilon-kalou de la Réunion.

Au point où les Touaregs, recouvrant d’une peau tendue la base du mortier retourné, en font le soir une percussion essentielle à leurs incantations rituelles ; où les femmes Sérères sénégalaises "discutent entre mortiers" des tabous que le bruit semble alors excuser ; où à Malatia, quelque part sur les îles Salomon, des hommes s’adonnent eux aussi au "chant du pilonnage", affairés face à face tout le long d’un immense mortier aux allures de pirogue. Mortier magique, sorcier, sacré.

Tantôt sous-entendu de la relation mâle-femelle, symbole de fécondité et de fertilité ; tantôt objet de culte, des messes noires d’alchimistes aux célébrations eucharistiques, des odes à la pluie aux transes chamaniques ; tantôt figure improbable du conte populaire slave, moyen de transport de la Baba Yaga, décrite "filant à travers steppes, dans son mortier, munie de son pilon et de son balai".

Ces mondes qui s’entrechoquent

Ce dimanche, recoin d’Aveyron. Dans la cuisine, c’est un peu de ces mondes-là qui s’entrechoquent dans le graal de granit qui trône au centre du monde, en bonne place sur le buffet ; hérité de la mère de ma tante Michèle ; rouge et blanc, lourd, massif ; un pilon de bois récupéré d’ailleurs, marié de bon gré. L’enfance, c’est aussi ça : les longues tartines de beurre-chocolat, les copeaux taillés au couteau, écrasés à froid pour être versés sur le pain chaud une après-midi d’été. Lui, n’a pas changé.

Aujourd’hui soleil, les pierres gorgées des premiers rayons. Matin lascif sur la cour pavée face à la maison ; les enfants allongés dans l’herbe, inséparables, l’un à son livre, l’autre à ses papillons. Aujourd’hui printemps, le frêne bravache, premières feuilles, le sumac balbutiant, quelques bourgeons. Et ces oignons de saison, jeunes pousses tout juste sorties, recueillies à l’aube sur les chemins. Tendres, odorantes, gorgées. Tapissant les narines depuis le petit-déjeuner.

Le pilon massait, meulait, froissait

Tout est là. Et je me souviens que ma grand-mère officiait de la sorte : la plante coupée en deux, depuis le bulbe jusqu’en queue de feuille, en fines lamelles hachées dans la longueur, déposées en éventail et saupoudrées d’une poignée de sel - ni trop fin ni trop gros, de préférence marin. Coup sur coup, le pilon massait, meulait, froissait ; les cristaux pénétraient dans la chair ; le mouvement cassait la fibre, dégorgeait l’eau ; un filet d’huile, un dernier tour de main ; et elle nous appelait. Aujourd’hui ses mains les miennes. Gestes recueillis, empruntés.

Et du mortier l’odeur s’échappe, envahit, prend jusqu’aux yeux. Puis retombe, humide, poivrée. En quelques minutes, comme un vent frais, un air d’océan, une ballade improvisée sur un sentier des contrebandiers, à Cancale, Dinard, Collioure ou ailleurs. Bientôt mêlée à celle d’une tartine tout juste grillée ; une noix de beurre - pour nous, la Ferme de Dilhac - mise à transpirer ; une baie de genièvre pressée du bout de doigts.

Ces "histoires mortier-pilon"

La gourmandise s’accompagne d’un verre de gin, d’une gorgée de rosée, d’un thé glacé, même d’un citron pressé. Le piquant attaque la langue, le sel balance, l’huile diffuse. C’est l’équilibre parfait. Peut-être la démonstration ultime de la simplicité : un produit, un outil, une idée.

Les enfants accourent, bientôt la famille entière. Ce soir c’est presque l’été - la parenthèse, le petit miracle de la fin de journée. Les travaux du restaurant continuent ; encore un peu, bientôt, très bientôt ; pour qu’au cœur des cuisines, primordial, enchanteur, magistral, vienne siéger le mortier.

Mais pour l’heure, comme à chaque fois, c’est à peine si j’ose le passer à l’eau. Comme par peur d’effacer. Alors d’un chiffon moite, j’essuie la pierre, rince délicatement le bois. Si seulement ce duo-là pouvait parler, raconter, ses recettes, ses mixtions, ses saveurs passées, ses "histoires de mortier-pilon". Auxquelles mes oignons frais tout juste foulés viennent de se rajouter.

Cheffe et chercheuse

Aux racines indiennes et catalanes, Aveyronnaise d’adoption, Alix Pons Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, elle parcourt le monde pour archiver les cultures culinaires des régions insulaires et nordiques. Le couple fonde en 2021 sa marque "Famille Pons Bellegarde" et sa Revue dédiée à l’univers du sel. Depuis Bezonnes, près de Rodez, il lance également ce printemps-ci un Journal consacré chaque mois à un alimentarium aveyronnais, ainsi que sa Table et son Épicerie de saison.
Le duo livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de la cuisine d’Alix.

Bientôt sur Internet : ponsbellegarde.com
 
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