Gourmandise aveyronnaise : la prune du jardin ou l'éloge du local

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  • Une prune du jardin cueillie matin  pour entamer le dîner – et d’une bouchée à peine, le « géographier ».
    Une prune du jardin cueillie matin pour entamer le dîner – et d’une bouchée à peine, le « géographier ». Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde et Antonin Pons Braley

Déguster une prune, tout juste arrosée d’un trait de vinaigre : un bouquet de sucre, riche, dense, le palais juteux, un twist acidulé. Se souvenir des choses simples et pourtant si essentielles…

Dante écrit deux vers, puis il sort ; et les deux vers se parlent. Le premier dit : " – Les cieux sont ouverts ! Cieux ! Je suis immortel. – Moi, je suis périssable, dit l’autre. – Je suis l’astre. – Et moi le grain de sable. » À quoi le premier s’étonne auprès du second : «-Quoi ! Tu doutes étant fils d’un enfant du ciel ! », car Hugo l’écrit sans le dire dans Religions et religion : le secret de l’univers tiendrait-il dans le plus petit éclat de pierre.

Saisissant. Cyclopéen, abyssal. Mais sitôt quel grain de sable ? Pour quel univers ? Comprendre : quel infiniment petit, de quel infiniment grand ? Et puis « comprendre », en sommes-nous en vérité capables, humains seulement, faux géants, pris en étau d’entre nos petits riens ? Dès lors, lorsque dans les jardins ce matin, carré de terre sous carré de ciel, ce tapis qui depuis plusieurs semaines déjà, nous cueille chaque jour au réveil, le sol indigo, byzantin, évêque, de dizaines, centaines, de fruits décrochés de leurs branches sous couvert de la nuit, vient nourrir les premiers jeux du gamin, s’appliquer, à défaut de comprendre, à relire Hugo au creux de sa main ; sitôt, entre ses deux doigts de ses bientôt deux ans, Nour tiendrait-il, de la chair au noyau, la clef de voûte à tous les temples, la Grande Réponse, le fin mot de l’Histoire : l’intimité du monde, planquée, clandestine, heureuse, sous la peau d’une prune tout juste dégringolée de l’arbre.

Déguster la vie telle qu’elle nous entoure

Tombé du ciel, le local. Vertical, le local. Si bien qu’à s’imposer un rayon, on ne saurait pour autant le soustraire au tout-dans-tout. « À quarante-deux kilomètres à la ronde », défendons-nous à La Table ; « planète Terre » devrions-nous ajouter. Car si « ici » n’existe peut-être que si peu, ou de moins en moins, continuer néanmoins d’y croire, et jamais assez le redire – l’urgence, l’avenir : déguster la vie telle qu’elle nous entoure. S’attacher à elle par les racines. Ralentir, encore, pour mieux regarder-voir ; manger-vivre ; savoir-sentir. Et par les actes : consommer raisonné, local.

Aussi, attablés à Bezonnes ce soir, Dante, Hugo et mille autres ; avec, tout juste habillée d’un trait de vinaigre comme seule pudeur, fille de l’univers : une prune du jardin cueillie matin pour entamer le dîner – et d’une bouchée à peine, le « géographier ».
Relié, le petit recoin de Causse, aux étoiles. Le potager, aux grands voyages. L’universel ? « le local moins les murs » – Miguel Torga. Lesquels ne seraient-ils pas d’abord enfouis à l’intérieur de nous-mêmes. D’ici, le prunier déborde sur la ferme voisine, par-delà la courtine à laquelle il survivra.

Un parfum de saison, à cheval sur l’automne

Attablés à Bezonnes ce soir, Dante, Hugo, Torga et mille autres ; « à quarante-deux kilomètres à la ronde, planète Terre, bien au-delà des murs, parmi les étoiles ». Sur la langue, un bouquet de sucre, riche, dense, le palais juteux, un twist acidulé. Comme une entrée en matière, un manifeste. Autant que « l’acte d’apprendre est en lui-même un événement local », dit Seymour Papert, mathématicien pionnier de l’intelligence artificielle. Un parfum de saison, à cheval sur l’automne, gorgé de miel, un quelque chose groseille, airelle, une pointe de réglisse, de poivre presque. Comme une invitation : prendre le temps, savourer l’amplitude, s’attarder aux choses simples – à celles que l’on croit savoir, aux expériences que l’on s’imagine déjà avoir faites, aux goûts que l’on se prétend connaître, si bien que l’on s’en prive de l’expérience.

Alors prune de toutes les saveurs, de toutes les histoires. Première. Nouvelle. Infinie. Du jardin, d’ici-d’ailleurs. Prune-prétexte à l’Odyssée rapprochée. Au local retrouvé. La mer entière depuis le quai. Pourquoi pas ? Attablés à Bezonnes ce soir, Dante, Hugo, Torga, Papert, Homère et mille autres ; « à quarante-deux kilomètres à la ronde, planète Terre, bien au-delà des murs, parmi les étoiles, naïfs, enracinés » ; au pied de l’arbre, humain, infiniment.

Bibliographie :- Religion et religions. Victor Hugo (1880)- Orphée rebelle.
Miguel Torga. Traduction Béatrice de Chavagnac. (2010)
- Jaillissement de l’esprit : ordinateurs et apprentissage. Seymour Papert. (1981)
- L’Odyssée. Homère. (VIIIe s. av. J.C.)- Manger local. Lionel Astruc & Cécile Cros. (2011) 

 

Un lieu à découvrir

Aux racines indiennes et catalanes, aveyronnaise d’adoption, Alix Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, ils parcourent le monde pour archiver les cultures alimentaires des régions insulaires et nordiques. En Aveyron, la Famille Pons Bellegarde accueille, au sein du corps de ferme familial et ses jardins, sur la place de l’Église, au cœur du vieux village de Bezonnes : table gourmet, librairie gourmande, salon de thé, épicerie fine, micro-boulangerie, journal d’anthropologie culinaire, éditions et galerie d’art. Sous la plume d’Antonin, le duo livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de la cuisine d’Alix et de leurs explorations.

Site : ponsbellegarde.com
Réseaux : @ponsbellegarde
Réservations : 06 86 82 37 00

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