Des QR codes dans les cimetières pour les rendre "plus vivants"

  • Delphine Letort veut honorer la mémoire des défunts en racontant leur histoire, à travers des QR codes. Delphine Letort veut honorer la mémoire des défunts en racontant leur histoire, à travers des QR codes.
    Delphine Letort veut honorer la mémoire des défunts en racontant leur histoire, à travers des QR codes. Delphine Letort / Histoires de vie
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ETX Daily Up

(ETX Daily Up) - Que laissons-nous derrière nous au moment de notre décès ? Si cette question peut en effrayer (ou en déprimer) certains, elle n’en reste pas moins primordiale à l’heure où le nombre de seniors ne cesse d’augmenter à travers le monde. Delphine Letort propose d’honorer la mémoire des défunts en racontant leur histoire, à travers des QR codes fixés sur leur concession funéraire. Rencontre.


Contrairement à la plupart des gens, Delphine Letort ne voit rien de morbide dans les cimetières. Cette thérapeute psycho-émotionnelle et psychogénéalogiste se décrit même comme une "grande amoureuse" de ces lieux dont les habitants sont plongés dans un sommeil éternel. Elle prend plaisir à s’y rendre, non pas pour s’y recueillir mais pour "aller à la rencontre des gens". "Pour moi, les cimetières sont avant tout des lieux remplis d’histoires de vie", explique-t-elle à ETX Studio. Rien d’étonnant donc à ce qu'elle ait appelé son entreprise funéraire, Histoires de vie. Pourtant rien ne prédestinait cette ancienne adjointe administrative chargée des cimetières pour la mairie d'Eteaux, en Haute-Savoie, à se lancer dans l’auto-entreprenariat. Une envie d’être davantage sur "le terrain" et au "contact des gens" l’a poussée à concrétiser un projet qui mûrissait en elle depuis une dizaine d’années.

Il consiste à rendre hommage aux disparus en retraçant leur vie dans une biographie, agrémentée ou non, de photos, vidéos et sons. Celle-ci peut être rédigée par les proches du défunt ou bien par le sujet de la biographie lui-même, de son vivant. Delphine Letort affirme que beaucoup de personnes âgées se prêtent à l’exercice, afin de se constituer une "malle à souvenirs". "Ces gens ont besoin de revenir sur leur histoire de vie, mais ils se disent que cela n’intéresse personne. C’est pour ça qu’ils ont besoin d’être accompagnés dans cette démarche thérapeutique", déclare-t-elle.Pas de petite ou de grande histoire de vie

Dans cette optique, la thérapeute anime des ateliers d’écriture dans les maisons de retraite et les Ehpad. "Quand on a 70 ou 80 ans, on a vécu tellement de choses qu’on ne sait pas par où commencer. Ils ont souvent besoin de quelqu’un pour tirer sur le fil de la pelote de laine et leur faire prendre conscience de tout ce qu’ils ont accompli durant leur vie", souligne Delphine Letort. L’entrepreneuse en est convaincue : il n’y a pas de petite ou de grande histoire de vie. Mais plutôt une multitude de trajectoires comme celle de Léonie Duboc, qui a cultivé, de son vivant, une véritable passion pour la danse ; ou encore celle de Paul Roussel, qui a marché dans les pas de son père en devenant militaire. Ces récits sont accessibles sur le site d’Histoires de vie, mais aussi à travers des QR codes fixés sur les concessions funéraires des disparus. Il suffit de scanner ces codes-barres, gravés au laser sur un métal inoxydable, pour se plonger dans la biographie du défunt. "Les familles peuvent choisir de limiter l’accès aux proches ou alors de l’ouvrir à n’importe qui. Par exemple, une de mes clientes avait choisi de rendre publique l’histoire de son frère, décédé à 39 ans d’une crise cardiaque, après un footing. Sa mort était si brutale qu’elle voulait qu’il continue à vivre, d’une certaine manière, à travers sa biographie", explique Delphine Letort. Si cette façon d’honorer les disparus est peu répandue en France, elle l’est beaucoup plus au Japon, aux Etats-Unis et en Espagne. Delphine Letort a découvert ce concept il y a une dizaine d’années mais elle n’a lancé Histoires de vie qu’en 2020. Une période, marquée par le Covid-19, particulièrement propice à la transformation du secteur funéraire. De nombreux entrepreneurs comme Delphine Letort se sont reconvertis dans ce marché en plein essor, avec l’intention de réinventer les rites et d’interroger le tabou de la mort. "Il est encore très présent dans nos sociétés, mais il y a du progrès. En France, il y a actuellement un grand mouvement qui vise à réintroduire le discours sur la mort et la finitude dans la vie. Mais on ne nous apprend pas vraiment à mieux accueillir la mort", confie la thérapeute, qui est aussi spécialisée en accompagnement du deuil.

Ne plus cacher l'expérience de la mort

C’est là tout le paradoxe de nos sociétés. Si la mort est omniprésente dans le discours médiatique, elle s’efface progressivement de l’espace public pour devenir une réalité cachée avec laquelle les familles endeuillées doivent composer, seules. Céline Lafontaine, professeure de sociologie à l’université de Montréal, se penche sur cette relation ambiguë dans son livre "La Société post-mortelle" (Seuil, 2008). Elle y explique que les évolutions démographiques et les promesses technoscientifiques portées par la médecine procurent l’illusion qu’il est possible d’agir contre la mort : "la post-mortalité n’implique évidemment pas la disparition de la mort en tant que telle, mais plutôt sa négation, le rejet de son statut symbolique".

Cette (r)évolution des mœurs funéraires touche particulièrement les cimetières, ces lieux de souvenir où reposent certains des plus grands hommes et femmes des siècles derniers. Si certaines nécropoles comme le Père-Lachaise sont devenues des attractions touristiques incontournables, la plupart restent très peu fréquentées, à l'exception de la visite rituelle du jour des défunts, le 2 novembre - jour officiel de la Fête des morts en Europe. Cette tradition commence toutefois à s’estomper puisque 38% des Français âgés de 18 à 39 ans déclarent ne jamais se rendre dans un cimetière, selon un sondage du Crédoc datant de 2019.

Delphine Letort espère remédier à cela avec Histoires de vie. "Nos cimetières doivent être beaucoup plus vivants, comme c’est le cas au Pays-Bas ou au Danemark. Là-bas, les gens se promènent dans les cimetières. Ils vont y faire leur jogging et même du vélo avec leurs enfants. Personne ne s’en offusque", dit-elle. "J’espère contribuer à faire évoluer l’expérience des cimetières grâce aux QR codes pour que les histoires de vie des défunts continuent à vivre et à être transmises de générations en générations". De quoi permettre aux vivants de ne pas se résigner à un destin de poussière et d'oubli.

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