Ode à la fouace, patrimoine gourmand de l'Aveyron

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  • Rustique, massive, aérienne, cousine inclassable du pain et de la brioche à la fois, toujours fumante, la fouace habite à elle seule la cuisine.Antonin Pons Braley Rustique, massive, aérienne, cousine inclassable du pain et de la brioche à la fois, toujours fumante, la fouace habite à elle seule la cuisine.Antonin Pons Braley
    Rustique, massive, aérienne, cousine inclassable du pain et de la brioche à la fois, toujours fumante, la fouace habite à elle seule la cuisine.Antonin Pons Braley Antonin Pons Braley
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Alix Pons Bellegarde

Cette semaine, la cheffe Alix Pons Bellegarde s’essaie, avec envie et bonheur, à la fouace, "clef de voûte du patrimoine boulanger aveyronnais".

Bezonnes, septembre 2021. Une vieille machine rouge ronronne à l’entrée d’un champ, non loin de Rodez. Flanquée "SFV" pour "Société française de matériel agricole et industriel de Vierzon, département du Cher". Familles, amis, le village tout entier fait les foins. Autour de la doyenne, "Rolls" de l’après-guerre, on s’affaire en transpirant ; dans la poussière d’ivraie, les plus anciens veillent à chacun des soubresauts de l’engin, pendant que les plus jeunes, sacs sur l’épaule, fourches à la main, versent en écho leur cœur à l’ouvrage. "Graillonnante", essoufflée mais tenace, la locomotive actionnée par une longue courroie de cuir, délivre d’un bord de lourdes bottes sanglées de fils de cuivre, tout en réservant le grain de l’autre, dont partie servira bientôt à ressemer, dès le mois prochain, ici même, le nouveau blé.

À quelques mètres, à l’ombre des noyers, dans la boucane des mécaniques d’antan ressorties pour l’occasion, une camionnette blanche, toutes portes ouvertes, joue les buvettes de fortune pour les ouvriers de saison. De l’eau et quelques packs tenus au frais, des bouteilles du coin.

Gigantesque couronne briochée à la robe jaune-d’oeuf-lait-frais

Mais "faire vivre le passé", comme dit l’hôte du jour, ça creuse. Alors dans un carton blanc aux quatre coins soigneusement découpés, un grand laguiole à pain glissé en indice à même le plancher du comptoir improvisé, trône une fouace, gigantesque couronne briochée à la robe jaune-d’oeuf-lait-frais, aux parfums de levain, une note de miel, et ce quelque chose d’eau de fleur d’oranger.

Là, majestueuse, pavane la clef de voûte du patrimoine boulanger aveyronnais. Et pour moi, d’avec elle, ma toute première fois.

Fier préposé, Enzo, lui, à l’habitude. À chaque raout le même rituel. Assiettes en carton, serviettes bricolées. Les tranches défilent les unes après les autres, pendant que le fils de la maison, promu mécano-chef-de-rang, passe des moteurs à la salle, enchaînant les services. Mie blanche, un brin cireuse, la croûte fine, dorée, légèrement brunie. Assez collante pour que les doigts en retiennent les cristaux de sucres dont les abords sont garnis.

Se les frotter alors, se les lécher parfois. Une, deux, trois bouchées. Deux, trois, quatre parts. Les "pistonnés" se succèdent. Et – j’en étais –, bienheureux, y reviennent. J’annonce : meilleur foood truck à un département à la ronde. Par ailleurs, c’est cadeau, la fouace, c’est le moment partagé, le verre de l’amitié. Nous arrivions à peine, j’étais comblée.

À la recherche de "la" recette

Si bien qu’aujourd’hui, presque six mois après, c’est non sans une certaine fébrilité que j’ose m’autoriser ici à écrire sur le sujet, bien consciente de toucher là à l’un des graals aveyronnais.

Que le lecteur me pardonne, mais trop gourmande pour m’en priver, il se trouve que je n’ai pu m’empêcher d’aller ces jours-ci fouiller dans les archives, interroger les voisins, à la recherche de "la" recette. Un leurre évidemment, avec autant de fouaces que de jours dans l’année ; chacun "la sienne", s’agissant de la déguster comme de se hasarder à la cuisiner.

Bond en arrière. Naves-d’Aubrac, octobre 1980. Checkpoint entre les Causses et les plateaux, sur les hauteurs, aux sources des ruisseaux qui affluent plus bas vers le Lot, le hameau adossé aux forêts de feuillus laisse échapper une odeur tiède depuis l’un de ses fours.

Celle de Madame Mercadier

Madame Mercadier reçoit. Du beau monde : Pierre Bonte, journaliste fils de boulanger, ambassadeur de la gastronomie rurale "à la française", venu mener l’enquête pour Les Recettes de mon Village, et entendre – un peu – de ses "secrets de Madame" devant les caméras de TF1. Aussi, sur les pellicules chancelantes de la Une, venue jusqu’en Rouergue pour y goûter "cette pâtisserie typique de l’Aveyron et ses vallées heureuses où l’on a toujours cultivé l’art du bien manger", Mme Mercadier, table en bois, saladiers en Pyrex, culs-de-poule en émail, dispose, en roulant les "r", les joues gênées par tant d’honneurs : quarante grammes de levure boulangère pour un kilo de farine, un verre de lait, six œufs de ferme, deux cent soixante-quinze grammes de beurre et deux cents de plus de sucre. "C’est tout", ni fleur, ni parfum, ni vanille – "je prétends, c’est peut-être mon idée à moi, que la pâte se suffit", motive la cheffe, arguant non sans malice que "cette recette, vous savez, ces fouaces-là dans le pays, ça s’est toujours fait un peu à vue d’œil, au pif, alors chacun l’améliore, ou pas".

"Le mari", assis dans l’âtre de la cheminée, Mme Mercadier délaie du bout des doigts, la levure et le lait "tiède, parce que ça monte mieux" incorporant peu à peu un quart – "je ne sais pas, à peu près" – de sa farine. Ce sera son levain. Lequel, placé au repos pour qu’il "fasse le saladier presque plein, un peu plus que doublant de volume", laisse à la cuisinière le loisir d’expliquer tout sourire, qu’ici comme ailleurs "la vie est très agréable et qu’il s’agit juste de savoir la prendre du bon côté". C’était l’époque où la télé prenait le temps que le levain monte près du poêle, "en bavardant un petit peu, en regardant le paysage". Après trois quarts d’heure, "il est prêt, on le voit aux traits qui s’écartent, comme des crevasses, filant quand on le dégage".

Le "gâteau traditionnel de tous les villages de la paroisse "

Posé en bord de table, il patientera encore un peu que Mme Mercadier verse ce qui lui reste de farine, de sucre et de sel dans une autre bassine. "Je mets fondre le beurre", entend-on depuis l’autre bout de la pièce, jusqu’à ce qu’elle le rajoute aux œufs battus, en filet, à même son mélange – "façon à ce que les blancs ne fassent pas de grumeaux". Les fleurs sur sa robe participent du mouvement. Les poules gloussent au lointain. Pétrir à la main "c’est indispensable" ; pour que le levain ne laisse aucun fil blanc, ne pas tasser la pâte mais "la soulever", de sorte à ce que "l’air fasse les trous" ; et à nouveau, laisser reposer, "deux heures, pas moins, ça dépend de l’air, du temps". Alors on cause : "autrefois, ça se mangeait à la fête du village", aux moissons, justement ; "de la fouace et on dansait", usant du "gâteau traditionnel de tous les villages de la paroisse" pour guincher. "Peut-Être pas de luxe, mais traditionnel, oui", car si "l’argent était rare, alors la fouace, avec beaucoup d’œufs, beaucoup de beurre, c’était pour les fêtes". Comme un peu plus loin, à Najac, où, lit-on, elle réconciliait le temps d’une journée le haut et le bas du village. Exhibée pour l’occasion en procession commune, enrubannée et fleurie, un mètre quarante pour cinquante kilos, "aux limites du four pour la cuire". Après l’attente, la pâte ayant "doublé de volume, presque triplé, bien montée, bien lisse", Mme Mercadier la forme en boule, une croix au couteau dans le centre, pour en retourner les quatre quarts de cercle vers l’extérieur. "La forme classique de la fouace", un grand débat. Puis "à surveiller" au four à bois, ou les yeux fermés thermostat 8 au four électrique. "Aujourd’hui on a tout un tas de choses", philosophe, incrédule, M. Mercadier. Vingt minutes à bien dorer, pour au sortir la badigeonner encore chaude d’un sirop de sucre au pinceau. "Un petit peu de toilette pour lui donner du brillant."

La fouace habite à elle seule la cuisine

L’allure est parfaite. Rustique, massive, aérienne, cousine inclassable du pain et de la brioche à la fois, toujours fumante, la fouace habite à elle seule la cuisine. Mme Mercadier découpe une part. Ça rebondit, moelleux, sensuel. "Voyez, elle est pas vilaine". Après "chacun comme il veut" ; elle, c’est "accompagnée de mousse au chocolat" qu’elle l’aime, les yeux amusés. Pierre Bonte goûte. Et avec lui la France entière, quarante ans – simplement – en arrière. "Et vous M. Mercadier, vous l’aimez la fouace de Mme Mercadier ? – À Diable, oui ! – Et est-ce que la fouace que fait Mme Mercadier est la meilleure ? – Ah, pour moi oui. Et puis c’est celle qu’on a le plus souvent sous la main, alors que voulez-vous, il faut bien la prendre pour la meilleure."

Aujourd’hui chez nous, sur la grande table de la cuisine, une fournée de fouaces façon Mme Mercadier, tout juste défournées, brûlantes. Le soleil à leurs trousses. Les enfants en portent aux maisons alentour. Je découpe une part. Ça rebondit, moelleux, sensuel. "Elle est pas vilaine." Vous me direz.

Cheffe et chercheuse

Aux racines indiennes et catalanes, Aveyronnaise d’adoption, Alix Pons Bellegarde est cheffe-chercheuse. Avec l’anthropologue Antonin Pons Braley et leurs enfants, elle parcourt le monde pour archiver les cultures culinaires des régions insulaires et nordiques. Le couple fonde en 2021 sa marque "Famille Pons Bellegarde" et la revue "Salt Letters" dédiée à l’univers du sel. Alix Pons Bellegarde livre chaque semaine aux lecteurs de Centre Presse un journal de bord aveyronnais de sa cuisine. Sur Instagram, deux adresses : alix_pons_bellegarde ou ponsbellegarde
Et très prochainement sur le site internet ponsbellegarde.com

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