"Quand j'ai démarré, on me faisait comprendre qu'en tant que femme c'était un privilège de déguster de grands vins" (Alessandra Fottorino, In Vino Femina)

  • Alessandra Fottorino dénonce le sexisme ordinaire dans le monde du vin au moyen d'un roman graphique très réussi Alessandra Fottorino dénonce le sexisme ordinaire dans le monde du vin au moyen d'un roman graphique très réussi
    Alessandra Fottorino dénonce le sexisme ordinaire dans le monde du vin au moyen d'un roman graphique très réussi Alessandra Fottorino
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ETX Daily Up

(ETX Daily Up) - En cette période de vendanges et de Foire aux vins, le premier roman graphique d'Alessandra Fottorino aborde un sujet sensible et qui n'a encore jamais été relayé : le sexisme dans le monde de Bacchus. En usant d'humour, cette ancienne caviste raconte les violences psychologiques, les remarques déplacées ou encore les propos dénigrants que formulent certains professionnels masculins à l'égard des femmes. Confidences.

Dans ce livre, vous dénoncez le sexisme ordinaire qui existe dans le monde du vin. Y a-t-il eu un élément déclencheur pour lancer ce projet ?

Durant sept années, je ruminais des expériences passées qui constituaient un vrai fardeau. J'ai vécu des choses compliquées avec une personnalité du monde du vin. J'ai fini par faire un burn-out l'année dernière. Il fallait que je décharge mon esprit de ces frustrations que je ne parvenais pas à exprimer. Initialement, ce livre a pris la forme d'un exutoire.

Pourquoi avoir choisi le dessin pour concrétiser votre intention ?

J'avais conscience que je m'en sortirais en passant par l'humour et le dessin. Quand je pensais à ce que je voulais, je me l'illustrais en images. Je ne l'imaginais pas à l'écrit.

Racontez-nous : comment les femmes sont-elles considérées dans le monde du vin et quelles situations doivent désormais être mises au grand jour ?

Avant toute chose, il faut préciser que les choses ont beaucoup évolué depuis que j'ai commencé mon parcours il y a quinze ans. Ajoutons qu'il y a des femmes qui n'apportent rien au combat tandis que des hommes oeuvrent pour nous mettre dans la lumière. A l'époque, lorsque j'ai démarré, on me faisait comprendre que les femmes goûtaient moins bien les vins et que c'était même un privilège de déguster certains grands vins. J'ai rencontré de nombreux sommeliers dans des restaurants étoilés qui avaient peu de considération pour nous. Cela a changé depuis. Il y a de plus en plus de sommelières qui exercent désormais. Par ailleurs, je me suis rendu compte que j'étais moins bien payée que mes prédécesseurs. On m'expliquait qu'il fallait que je donne plus. Je devais me battre. Et cela paraissait normal. Il fallait mériter d'avoir le même salaire que les hommes. Les situations pouvaient être malsaines parce que je devais passer plus de temps avec mon patron, soi-disant parce que c'était de cette manière que l'on réussissait.

Votre parcours a été construit au moyen de diverses expériences dans différents métiers du vin : caviste, sommellerie, etc... A travers les saynètes que présente votre livre, on comprend que certaines violences psychologiques peuvent survenir dans tous les domaines de cet univers professionnel...

Exactement, le sexisme existe partout et ne se constate pas uniquement en sommellerie par exemple. Lorsque j'ai pris des postes à responsabilité, j'abattais un travail de titan, qui m'épuisait physiquement, on me disait "toi t'es vraiment un bonhomme !". A l'époque, j'intégrais l'idée que j'étais un bonhomme et je croyais que finalement j'étais une "meuf +". Et puis, mes expériences m'ont amené à tout remettre en question. Cela m'a conduit à me dire que j'étais simplement une femme et que je m'étais beaucoup trop donné.

Vous êtes-vous déjà interrogée sur les raisons pour lesquelles le monde du vin est-il autant masculin ?

Historiquement, on a séparé très tôt les femmes des hommes en ce qui concerne le travail technique. Les premières étaient rattachées aux travaux manuels. Mais, elles n'étaient pas tolérées quand arrivait la vinification et qu'il s'agissait de passer en cave. L'art de réaliser de grands vins a donc été perçu comme un travail d'homme. Résultat, on ne pouvait pas considérer que les femmes savaient déguster puisqu'elles n'étaient pas issues du milieu. La raison est culturelle, et patriarcale aussi. Auparavant, pour diriger un domaine quand on était une femme, il fallait être veuve, sinon c'était impossible. A partir de la fin des années 70-début des années 80, quelques femmes ont émergé en tant que techniciennes diplômées de formations agronomes. Avant cette période, il y en avait, mais elles étaient totalement invisibles.

Etaient-elles invisibles parce qu'elles n'étaient pas acceptées au sein de ces formations ou parce qu'elles n'osaient pas s'y inscrire ?

Les deux. J'ai rencontré par exemple une vigneronne qui m'a raconté avoir émis le souhait de reprendre le flambeau du domaine familial, ce qui a fortement déplu au père et à l'oncle. Elle a fini par monter son propre domaine parce que ces derniers ne supportaient pas sa vision, et qui plus est qu'elle l'expose. Pour le coup, cette situation est très actuelle.

Vous tracez le portrait de nombreuses figures féminines qui ont marqué l'histoire du vin. On sent votre enthousiasme lorsque vous obtenez un entretien avec Pascaline Lepeltier (première femme à obtenir le titre de Meilleur ouvrier de France et Meilleur sommelier de France en 2018) pour la présenter dans votre livre... Que représente-t-elle pour vous ?

Elle incarne d'abord la grande sommellerie. C'est une femme pugnace : elle s'est présentée plusieurs fois aux concours. Elle a réalisé ce doublé historique. Son parcours est incroyable ! Et en plus de tout cela, elle est hyper humble. Je trouvais très intéressant d'avoir un modèle comme elle. Elle m'a répondu très rapidement en me disant qu'elle trouvait le projet fantastique et qu'on pouvait compter sur elle.

Vous parlez aussi de Dominique Loiseau. Pourquoi vous inspire-t-elle ?

Au tout début de mes expériences professionnelles, quand je suis entrée dans la restauration en tant que serveuse dans un bar/restaurant, j'ai évoqué auprès du patron mon envie de m'occuper du bar. Il m'a répondu que cette tâche était réservée aux hommes. Je lui ai donc partagé mon souhait de démissionner. Il a fini par réfléchir et accepté que je sois au bar deux jours et en salle trois jours. Pour autant, il a éprouvé le besoin de me faire comprendre que j'avais obtenu ce que je voulais : il me laissait toute seule au moment des "happy hours". Finalement, je n'ai rencontré que des patrons de sexe masculin. Dominique Loiseau était donc la première femme patronne avec qui j'ai travaillé. Et c'est la première fois que je voyais les mecs changer d'attitude et arrêter leurs blagues sexistes quand elle arrivait.

Doit-on parler des femmes dans le vin uniquement parce qu'on les a longtemps déconsidérées ? N'ont-elles pas aussi quelque chose à apporter : un point de vue, des analyses sensorielles... ?

Nous sommes complémentaires à l'analyse que peut proposer un homme lors d'une dégustation. J'ai lu plusieurs études qui disaient en effet que nous disposions d'un palais plus développé... Nous ne sommes pas non plus plus performantes. Nous avons une perception différente des choses.

Au début du livre, dans votre présentation, vous évoquez votre orientation sexuelle. Pourquoi ?

Lorsque j'ai obtenu mon poste de direction des ventes d'un grand groupe, j'avais conscience que le fait de partager ma vie avec une femme et de ne pas avoir d'enfant avait joué. On me disait aussi que j'étais un bonhomme parce que je n'aimais pas les hommes. Il y avait cette idée sous-jacente : "c'est une lesbienne, on peut compter sur elle". Je m'en servais comme une protection. Et la situation était même paradoxale parce que mon orientation sexuelle pouvait aussi me desservir dans d'autres situations de la vie...

In Vino Femina, Alessandra Fottorino & Céline Pernot-Burlet, éditions Hachette Vins, 22,50 euros

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